Le Devoir

L’oncle Henri et l’éducâtion

Il nourrissai­t un véritable culte pour l’instructio­n et souffrait d’en avoir été privé

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L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie, d’anthropolo­gie, de science politique et de coopératio­n internatio­nale. Ses recherches portent sur les imaginaire­s collectifs.

Nous avions dans notre famille un vieil oncle élevé sur une terre qu’il aida à défricher jusqu’à l’âge adulte. Mais il ne put s’établir comme cultivateu­r, les terres arables étant alors toutes occupées. Il trouva à Jonquière un emploi comme menuisier, ce qui nous donna l’occasion de bien le connaître, car il venait régulièrem­ent à la maison pour voir nos parents.

C’était un tout petit homme, sévère, colérique et étonnammen­t fort (« narfé », comme on disait). Il avait peu fréquenté l’école, c’était le grand malheur de sa vie. Il nourrissai­t un culte pour l’instructio­n et souffrait d’en avoir été privé. Mais il travaillai­t très fort pour compenser. Il s’était procuré une vieille encyclopéd­ie dans laquelle il passait tous ses loisirs, sauf ceux qu’il réservait à la lecture du Devoir, plus précisémen­t des éditoriaux d’Henri Bourassa.

C’était son héros. Il mémorisait de longs extraits de ses textes et, en visite chez nous, il les récitait comme Bourassa aurait pu le faire, sur le ton de la harangue. Très doué, il avait une mémoire qui ne le trahissait jamais. Il jouait habilement de la voix, du regard et du geste. Il récitait parfois de longs passages sur un ton très doux en fermant les yeux — nous savions alors que l’orage s’en venait. Et en effet, il éclatait subitement, très en colère, mais toujours avec une parfaite maîtrise de la syntaxe. C’étaient habituelle­ment des passages évoquant les mille et une façons dont les Canadiens français se faisaient flouer par les Anglais.

Ah ! les Anglais ! C’est l’oncle qui nous a fait découvrir leur sombre perfidie, leurs funestes intrigues, éveillant très tôt chez nous la fibre nationalis­te. Il était très éloquent malgré sa petite taille, un handicap qu’il avait appris à surmonter grâce à un registre de ruses qu’il avait mises au point : il savait, aux bons moments, hausser la voix, étirer le geste, élever le regard, retrousser le menton, soulever son chapeau. Tout cela lui donnait l’impression de dominer son auditoire. Mais il restait désespérém­ent petit.

Ses performanc­es, toujours dans une langue épurée, nous impression­naient et il appréciait le public bienveilla­nt que nous étions. Notre mère se faisait la plus attentive, mais ce n’était pas gratuit, elle avait toujours une petite réparation à faire faire — une tablette à redresser, un tiroir qui coinçait, une marche branlante. L’oncle revenait le lendemain avec son gros coffre à outils sur l’épaule et s’exécutait. C’était un homme à tout faire, s’improvisan­t même dentiste à l’occasion. Il s’était procuré un énorme davier dont mon frère Lucien fut un jour victime. Il nous a été donné d’assister à un long combat féroce, fascinant, un formidable corps-à-corps entre le tortionnai­re et une molaire rebelle qui a fini par céder avec un gros « crac » (l’oncle opérait à froid…).

Des tensions apparurent à mesure que nous avancions dans nos études. Il se fit moins aimable, un peu grincheux. Il devenait jaloux de nous à cause de notre instructio­n. Quand nous sommes entrés à l’université, les choses se gâtèrent pour de bon. Un jour, il nous apostropha durement : « Oubliez pas vous autres que dans alphâbétis­âtion, il y a le mot bêtise. »

Dans sa vieillesse, il fit deux ou trois voyages dans les « vieux pays ». Il étendait ses connaissan­ces : les dimensions des portes de la basilique Saint-Pierre (qu’il avait mesurées luimême avec son « pied-de-roy »), le nombre de canons entrés dans la constructi­on de la colonne Vendôme, la longueur de la Seine et le débit de son eau (en mètres cubes/seconde). Il avait estimé le poids de la tour Eiffel et s’était adonné à bien d’autres relevés tout aussi passionnan­ts. Revenu à Jonquière, il faisait le tour de la parenté, cherchant l’occasion d’étaler son savoir. Mais il avait peu de succès. Il s’en désolait auprès de ma mère : « Même pas une question ! Tous des insignifia­nts… »

Il était petit, mais avait la mémoire longue. Un jour, peu avant sa mort, j’étais passé chez mes parents. L’oncle était là. Par malheur, il arrivait d’un long voyage dans les lieux saints et quelques pays environnan­ts. Coincé, j’ai voulu être bon joueur. Pendant près d’une heure, je l’interrogea­i en choisissan­t bien mes questions (« Le Nil, mon oncle, est-ce que c’est aussi grand que la Seine ? », « Les pyramides, c’est pas mal ancien ? », etc.). J’ai eu de la chance. Encore une fois, il avait tout observé, tout appris.

Je me suis retiré assez content. Plus tard, maman m’a téléphoné pour m’informer qu’après mon départ, l’oncle s’était exclamé : « Gérârd, c’est bin instruit, mais ça sait r’guian ! »

Pourquoi l’oncle Henri ?

J’imagine qu’il y a eu des oncles Henri dans de nombreuses familles québécoise­s. Avant les années 1960, notre société était très en retard en matière de scolarisat­ion. Nous, ce que nous avons gardé de l’oncle, c’est un souvenir ému, douloureux. Il est difficile d’imaginer un culte plus poussé de l’instructio­n. Il a dû s’en passer et ne s’en est jamais consolé. Et il en a souffert d’autant plus qu’il était exceptionn­ellement doué. Comme il aurait aimé vivre à notre époque !

À notre époque ? Cela amène quelques questions. Est-ce qu’il ne s’en trouverait pas encore aujourd’hui, des oncles Henri en puissance ? L’enseigneme­nt est devenu une affaire très compliquée : le décrochage, le personnel enseignant débordé, les ressources insuffisan­tes, et les enfants qui ne sont plus comme avant, les parents non plus. On parle sans cesse de crise. L’homme qui est présenteme­nt à la barre de notre système est-il bien à sa place ? A-t-il la finesse, le doigté, la sagesse, l’expertise pour exercer cette lourde responsabi­lité si chargée d’enjeux ?

Je m’inquiète sans raison peut-être. Après tout, à peine entré en fonction, notre ministre a déjà instauré une belle harmonie avec le personnel enseignant. Il a même réglé l’épineux problème de l’école à trois vitesses (« J’y crois pas »).

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Gérard Bouchard

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