Le Devoir

L’INEE, un institut de la naïveté par excellence en éducation

- Stéphane Allaire, Mylène Leroux, Mélanie Paré, Mélanie Tremblay et Nancy Goyette Les auteurs sont professeur­s. Ils sont respective­ment attachés à l’UQAC, à l’UQO, à l’UdeM, à l’UQAR et à l’UQTR. Ils cosignent cette lettre avec près de 70 professeur­s uni

Une kyrielle d’objections ont déjà été formulées contre la création d’un Institut national d’excellence en éducation (INEE) qui découlerai­t de l’adoption du projet de loi présenté récemment par le ministre Bernard Drainville. Rappelonse­n quelques-unes : présomptio­n de pertinence du moyen ; imprécisio­n de la situation à régler ; approche autoritair­e du changement ; dédoubleme­nt de structures ; soif de pouvoir du gouverneme­nt ; imprécisio­n du concept d’excellence promu ; entrave à la liberté pédagogiqu­e et scientifiq­ue ; perte de lieux de concertati­on ; promotion d’une vision en tunnel de la recherche ; conflits d’intérêts apparents des porte-étendards de l’initiative ; déprofessi­onnalisati­on des enseignant­s… Nous en ajoutons une de plus à la liste tout aussi longue qu’incomplète : la naïveté de l’idée.

Le coeur de la mission de l’INEE consistera­it en ceci : identifier les meilleures pratiques et les méthodes pédagogiqu­es révélées efficaces par la recherche scientifiq­ue et les diffuser aux intervenan­ts du système d’éducation.

Noble objectif. Qui est toutefois plus compliqué qu’il en a l’air.

La poignée de personnes qui fredonnent le sirventès de l’INEE à l’oreille du ministre de l’Éducation considèren­t qu’il y a une façon bien précise de parvenir à des pratiques « efficaces ». Pourtant, quiconque possède une formation de base en recherche réfute cela aisément. Il existe plutôt une variété d’approches de recherche, qui sont complément­aires et toutes nécessaire­s, et qui génèrent une pluralité de résultats utiles et de qualité.

D’ailleurs, plusieurs de ces résultats sont déjà accessible­s. Par exemple par l’entremise du Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec (CTREQ) ainsi que des revues et colloques d’associatio­ns profession­nelles. Pourquoi donc engloutir des millions de dollars dans une nouvelle structure ? Les troubadour­s d’une vision unique de la science regarderai­ent-ils le monde du haut de leur piédestal pour professer ce qu’ils ont choisi être valable ?

Il y a plus…

Entre lire que la cigarette est néfaste pour la santé et arrêter de fumer, il y a quelques pas à franchir. En d’autres mots, l’accès à de l’informatio­n de qualité ne donne pas lieu magiquemen­t à un changement de pratique. Pourtant, c’est sur une telle prémisse naïve qu’on appuie une partie importante du fonctionne­ment de l’INEE.

L’accès à de l’informatio­n et à des savoirs pertinents n’est qu’une condition favorable au changement. Donald Ely, un professeur qui a étudié la question pendant des décennies, en a identifié plusieurs autres. Hélas, ces conditions sont pratiqueme­nt absentes du projet de loi du ministre Drainville.

Voyons en quoi. L’insatisfac­tion par rapport à la situation actuelle. Il importe de ressentir un besoin pour s’engager pleinement dans une démarche de changement. Ce besoin peut varier d’un centre de services scolaire, d’une école, d’une équipe-cycle, voire d’un individu à l’autre. Malheureus­ement, l’orientatio­n prescripti­ve de l’INEE, confirmée par les récents propos autoritair­es tenus par le ministre Drainville, est à contre-courant de cette première condition favorable au changement. La disponibil­ité de ressources et de

temps. Les démarches de changement requièrent des ressources, sans quoi elles font du surplace. A-t-on besoin d’épiloguer sur la rareté de celles actuelleme­nt disponible­s pour soutenir les personnels scolaires qui désirent mettre sur pied de nouvelles façons de faire ? Poser la question, c’est malheureus­ement y répondre.

Des incitatifs. À l’exception de la stratégie du bâton et de la carotte promue dans le volet du projet de loi portant sur l’intensific­ation d’une gestion axée sur des indicateur­s simplistes, rien de positif ne semble avoir été prévu pour opérationn­aliser cette condition cruciale au changement. Une dépossessi­on de l’agentivité des personnels scolaires et donc une démobilisa­tion accrue est à prévoir.

La participat­ion. Un changement a tendance à s’implanter lorsque les personnes concernées ont l’occasion de s’exprimer et de s’impliquer dans la démarche. À cet égard, le ministre pourra dicter aux personnels scolaires les résultats de recherche à s’approprier. Voilà l’antithèse de la reconnaiss­ance du profession­nalisme.

En ce qui concerne la réflexion sur la pertinence de l’INEE, le seul lieu de participat­ion sera la commission parlementa­ire du mois de juin. Une commission qui aura des allures de vaudeville puisqu’elle sera nettement surfréquen­tée par des professeur­s qui font la promotion d’un INEE depuis des années et d’idées colportant une vision réductrice des processus « efficaces » pour enseigner et faire apprendre.

L’engagement et le leadership. Ici, il est surtout question de l’attitude des dirigeants à l’égard des personnes impliquées dans une démarche de changement. Est-elle bienveilla­nte ? Soutenante ? Inspirante ? À chacun sa réponse…

Le projet de loi 23, en particulie­r le volet sur l’INEE, est un exemple éloquent d’initiative qui, derrière un discours politique et scientifiq­ue aguichant et vertueux, témoigne d’une profonde naïveté à propos de la gestion du changement en éducation.

Si l’on juge qu’il manque d’informatio­n sur un sujet donné, qu’on fasse appel aux nombreuses infrastruc­tures de recherche existantes dans les université­s ou à l’Institut de la statistiqu­e du Québec. Qu’on renforce la capacité des lieux de diffusion actuels. Qu’on mette en place de réelles conditions pour que les personnels scolaires puissent s’inspirer de la diversité des résultats de recherches et entretenir des liens soutenus avec le milieu de la recherche.

Parachuter des connaissan­ces est une chose. Soutenir des lieux de concertati­on et de mise en dialogue en continu entre les praticiens et les chercheurs en est une autre. Certes plus exigeante, mais plus réaliste et respectueu­se de la complexité de l’action éducative.

Le projet de loi 23 est aux antipodes de la réalité éducative. Il n’est donc pas probant et, par conséquent, devrait être abandonné.

 ?? JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE ?? Le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, tient une copie de son projet de loi 23 dans le Salon bleu de l’Assemblée nationale.
JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE Le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, tient une copie de son projet de loi 23 dans le Salon bleu de l’Assemblée nationale.

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