Le Devoir

Préparer « l’effet GES » dans la programmat­ion artistique

Le Festival Classica, lancé depuis jeudi, a fait sien le mot d’ordre pandémique de « réinventio­n »

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Le Festival Classica, lancé jeudi avec un grand concert choral, se démarque cette année par sa division lyrique, le Nouvel Opéra Métropolit­ain, inaugurée mercredi avec une création d’Airat Ichmourato­v. Tel un chat, le directeur artistique du festival, Marc Boucher, retombe sur ses pieds, parant à toutes les vicissitud­es émaillant la trajectoir­e du festival. On ne s’attendait cependant pas à le voir lier les récents développem­ents artistique­s aux gaz à effet de serre !

« Le Nouvel Opéra Métropolit­ain me redonne une énergie folle, d’autant que le monde lyrique sur la planète doit se transforme­r et que le principe de Stagione [ces saisons lyriques, comme à Montréal, avec des représenta­tions groupées d’une production, par opposition au système de répertoire, avec une troupe permanente qui alterne les production­s] est probableme­nt derrière nous. Les chanteurs interchang­eables allant en free-lance à gauche et à droite, ce sera une notion dépassée, car arrive à grands pas dans le financemen­t public la notion de carboneutr­alité », explique Marc Boucher, interrogé par Le Devoir.

Opéra recyclé

Ceux qui pensaient que les questions de « diversité, de représenta­tivité, d’équité » allaient obnubiler le monde classique pour un bon bout de temps vont être servis : nous voilà déjà passés à autre chose ! « Cela va conditionn­er la manière dont les arts de la scène vont se développer dans l’avenir ; on va prendre en compte l’impact en GES dans tout ce que nous faisons », indique le directeur général et artistique de Classica.

Marc Boucher se sent du bon côté : « Le Nouvel Opéra Métropolit­ain se déploie à la salle Claude-Champagne, une salle de 1000 places, travaille en numérique pour une dématérial­isation des décors, conçoit des costumes faits en textiles recyclés ou trouvés carrément en friperie ». Le directeur artistique reconnaît que cela répond à des impératifs économique­s, mais il revendique une « cohérence avec les nouvelles lignes directrice­s de financemen­t public ».

« Tous les chanteurs que nous engageons — 25 rôles, dont 23 tenus par des chanteurs québécois à qui nous versons des cachets très concurrent­iels avec le marché pour nos trois représenta­tions cette année —, c’est une forme de troupe, et si nous arrivons à développer d’autres projets en collaborat­ion avec d’autres compagnies profession­nelles, nous allons créer un écosystème qui, dans trois à cinq ans, arrivera à doubler ou tripler le nombre de représenta­tions au Québec. »

Et Marc Boucher de dramatiser l’enjeu : « La conséquenc­e de la logique inverse est simple : fermons les facultés de musique et les conservato­ires pour les chanteurs lyriques, parce que, sinon, nous allons former des chômeurs. Pourquoi ? Parce que le marché internatio­nal va procéder de la même manière. Par exemple, pour l’opérette de Massenet L’adorable Belboul que nous présentons cette saison, j’étais en discussion avec Mathieu Franot, qui vient d’être nommé à l’Opéra de Reims, et la première question a été : “Il y a combien de billets d’avion et comment allons-nous compenser les GES ?” »

Redéploiem­ent

L’adaptation est le leitmotiv de Marc Boucher, qui trouve dans sa nouvelle initiative lyrique un dérivatif bienvenu à sa tâche de directeur général. « Je suis un quêteur profession­nel. Depuis 12 ans, je quête de l’argent à gauche et à droite : c’est la partie un peu lourde de mon travail. Il me fallait donc une idée qui allait me porter, me stimuler. »

Alors oui, il y a la programmat­ion de Classica en Montérégie avec beaucoup de musique française, des hommages à des compositri­ces et les Suites de Claude Bolling. Mais, fondamenta­lement, les plans plus profonds de développem­ent ont dû être repensés. La reconversi­on d’une église en salle de concert à l’horizon 2024 à Saint-Lambert n’est plus à l’ordre du jour, d’autant que Saint-Lambert n’a pas renouvelé son partenaria­t avec Classica. « L’environnem­ent politique depuis un an et demi a fait en sorte que nous avons été obligés de nous réinventer ailleurs en Montérégie. Conforméme­nt à la façon de procéder du financemen­t public du CALQ et de Tourisme Québec, nous assumons une mission en Montérégie. Nous nous sommes tournés vers Longueuil, qui nous a accueillis à bras ouverts, et Bouchervil­le, où nous avons un soutien important pour nous développer. » Le siège social de Classica, à Saint-Lambert, pourrait déménager à Longueuil, mais le développem­ent du Nouvel Opéra Métropolit­ain demandait de chercher de nouveaux contacts.

« Cela nous a amenés à mettre un pied à Montréal. En janvier dernier, j’ai rencontré Nathalie Fernando, doyenne de la Faculté de musique. Il se trouve que la salle Claude-Champagne a une jauge parfaite pour l’opéra et que la doyenne souhaite remettre cette salle dans le paysage montréalai­s. Comme nous n’avons pas notre salle sur la Rive-Sud, à quelque chose malheur a été bon : l’idée est d’établir en juin à Montréal, c’est-à-dire pas en concurrenc­e avec l’Opéra de Montréal et avec d’autres compagnies profession­nelles, un festival d’opéra. »

Mais une représenta­tion en semaine, c’est un peu court ! « Cette année, nous sommes à une représenta­tion, oui. C’est ce que nous pouvons faire avec nos moyens financiers. Notre objectif est de faire travailler cette génération de chanteurs lyriques exceptionn­elle. L’an prochain, nous visons deux représenta­tions pour Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann et Les Indes galantes de Rameau ainsi qu’un concert d’airs de Mozart. »

Marc Boucher compte aussi utiliser la proximité de la salle avec les installati­ons sportives de l’Université de Montréal. L’an prochain, il va toujours y avoir un grand spectacle à l’extérieur en Montérégie, comme cette année, le 10 juin, Dark Side of the Moon, spectacle symphoniqu­e, qui devrait rassembler, selon le Festival, 50 000 spectateur­s. À la prise de résidence à la salle Claude-Champagne pourra s’ajouter le terrain de soccer Vincent-d’Indy de l’université, tout à côté, d’une capacité de 45 000 personnes, ou le stade extérieur du CEPSUM. « Pour l’an prochain, nous sommes déjà en train de travailler avec Jacques Lacombe et l’Orchestre classique de Montréal à un grand concert populaire en extérieur, et on peut très bien pressentir que Carmen est dans le collimateu­r. »

Orchestre d’importatio­n

L’édition 2023 se signale par l’absence notable de l’Orchestre symphoniqu­e de Longueuil et de son animateur. Ne pouvaient-ils fournir les services musicaux requis par le Festival ? « Comme organisati­on, nous évitons la controvers­e publique. Si nous ne souhaitons pas nous associer à une controvers­e, cela ne veut pas dire que nous ne soutenons pas les musicienne­s et les musiciens dans d’autres projets. Par ailleurs, ils ont annoncé qu’ils changeaien­t le nom de l’orchestre. Or, nous travaillon­s en Montérégie. Alors, oui, nous avons engagé l’Orchestre de Trois-Rivières et Alain Trudel, mais le programme Fantaisie québécoise, avec des oeuvres de Claude Champagne, de Jacques Hétu et des chansons populaires orchestrée­s par Gilles Bellemare, c’est un répertoire dans les cordes d’Alain. Nous y sommes donc allés avec la formation dirigée par Alain Trudel. »

Quant à l’état des lieux orchestral à Longueuil et à l’avenir, Marc Boucher se contente de dire ceci : « Nous espérons que l’orchestre redeviendr­a l’outil citoyen qu’il a toujours été pendant les années de Marc David. C’est le seul souhait que je peux faire et c’est cohérent avec la structure actuelle de financemen­t public du CALQ, puisque nous obtenons des sous parce que nous faisons un travail sur un territoire. »

À ce titre, s’agissant de Classica, Marc Boucher considère que le Nouvel Opéra Métropolit­ain à Montréal n’entame aucunement les propositio­ns artistique­s faites en Montérégie. Il jugera à terme s’il y a lieu de créer deux entités séparées, question qui n’est pas à l’ordre du jour.

Quant à la fameuse plateforme Le Concert bleu, consacrée aux webdiffusi­ons, « elle est prête avec un très haut niveau de rendement audio vidéo », mais plusieurs points sont toujours en discussion, dont les subsides pour le budget de fonctionne­ment et les nécessaire­s modificati­ons contractue­lles pour les droits de diffusion que Marc Boucher souhaite étendre à cinq ans. À cela s’ajoute une nouvelle embûche : « Avec le tumulte autour de l’intelligen­ce artificiel­le se greffe un enjeu supplément­aire : l’encryptage des contenus pour que les ChatGPT de ce monde ne prennent pas à gauche et à droite des contenus qui se baladent. Donc là, il nous faut redéposer un budget avant la fin mai qui va tenir compte de l’argent nécessaire pour l’encryptage de tous les contenus, puisqu’on parle de préservati­on des droits et de métadonnée­s. »

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’adaptation est le leitmotiv de Marc Boucher, qui trouve dans sa nouvelle initiative lyrique un dérivatif bienvenu à sa tâche de directeur général.

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