Le Devoir

Les liens du sang

Emma Hooper s’inspire de la vie d’une martyre portugaise pour créer une fresque sur la sororité

- CRITIQUE MANON DUMAIS LE DEVOIR

Dans son troisième roman, Emma Hooper ( Etta et Otto (et Russell et James)), Les Escales, 2015 ; Les chants du large, Alto, 2018) nous transporte au IIe siècle après Jésus-Christ, aux confins de l’Empire roman, époque où l’on jetait les chrétiens aux lions. « Portugal, environ 180 EC, probableme­nt », comme l’avance Marina, première des neuf soeurs jumelles à prendre la parole dans N’ayons pas peur du ciel, récit épique où l’émotion, la sensualité et la violence se disputent le premier rang.

Marina sera aussi la dernière à se faire entendre dans cette vaste fresque polyphoniq­ue où la romancière albertaine remonte aux origines de Quiteria, vierge et martyre de la noblesse wisigothe, qu’une légende ibérique fait naître en Galice, afin de tisser une puissante réflexion sur la sororité, sur la condition féminine et sur le refus des convention­s, laquelle se conclut de manière aussi haletante que bouleversa­nte.

À la demande de leur mère, Cyllia, esclave chrétienne, se rend à la rivière afin d’y noyer Quiteria et ses huit jumelles, dont deux sont mort-nées. Ne pouvant s’y résoudre, Cyllia place les sept bébés dans diverses familles. « Je ne la blâme pas. Ni moi ni nous. Elle n’avait jamais souhaité être mère. Elle ne voulait même pas se marier. Pas que le choix ait existé, en ces matières. Pas qu’on lui ait laissé le choix », se souvient la sage Marina.

Quelques années plus tard, la peste emporte deux autres fillettes. Puis Vittoria est envoyée à Carthage pour devenir l’esclave de Perpetua, qui la renomme Felicitas (comme dans Passion de Perpétue et Félicité). Des neuf soeurs, il ne reste donc que Quiteria, Marina, Liberata, défigurée par la peste, et Basilissa, dite Basil.

« Mes soeurs, dans leurs tuniques blanches, avec leurs coiffures compliquée­s, leurs pendentifs en or qui reflétaien­t leurs visages rougis par la nourriture, la lueur des bougies, le vin et le lait, mes soeurs étaient heureuses. J’aurais donc dû être heureuse moi aussi. Alors je n’ai rien ajouté, je me suis contentée de fermer les yeux », confie l’insoumise Quiteria.

Retrouvées par leur père, chez qui elles goûtent au luxe et à l’oisiveté, les jeunes filles, Quiteria en tête, refusent de se soumettre à l’autorité de ce général toujours parti en guerre contre les barbares. Elles prennent alors la fuite grâce à la complicité du soldat Cyllius, fils de Cyllia et objet de désir de deux d’entre elles.

S’ensuit un périlleux destin teinté de merveilleu­x évoquant une course à relais où chacune des soeurs reprend le récit selon son point de vue, sa sensibilit­é, ses croyances. Et ce, dans une langue d’une fulgurante beauté dont le souffle singulier, la poésie charnelle et l’envoûtante musicalité sont rendus par la traduction quasi impeccable de Dominique Fortier (hormis ce « voire même » et ce « pareil comme » qui font tiquer…).

Avec ses héroïnes plus grandes que nature, prisonnièr­es d’une époque les condamnant à n’être que « filles de », « épouses de » et « mères de », N’ayons pas peur du ciel s’avère, au-delà de sa dimension mystique, un hymne à toutes ces femmes qui s’affranchis­sent du patriarcat au péril de leur vie.

 ?? CHARLIE WILLIAMS ?? L’autrice Emma Hooper
CHARLIE WILLIAMS L’autrice Emma Hooper
 ?? ?? N’ayons pas peur du ciel
★★★★ 1/2 Emma Hooper, traduit par Dominique Fortier, Alto, Québec, 2023, 450 pages
N’ayons pas peur du ciel ★★★★ 1/2 Emma Hooper, traduit par Dominique Fortier, Alto, Québec, 2023, 450 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada