Le Devoir

Les sommets

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Le 29 mai 1953, il y a 70 ans exactement, contre tout avis raisonnabl­e, Edmund Hillary et le sherpa Tenzing Norgay atteignent le sommet du monde : l’Everest. À 8848 mètres d’altitude, ils touchent leur ciel. Des médecins les avaient mis en garde. C’était de la pure folie, jugeaient-ils. L’air, à cette hauteur, est trop rare. Et que dire du froid, des vents. Sans parler des risques inhérents à une telle ascension. De la folie, oui. L’affaire menaçait, autrement dit, d’être fatale.

Notre rapport au monde s’est transformé. Durant des siècles, la haute montagne ne signifia à peu près rien. Il n’en était guère question. Au XIXe siècle encore, personne n’envisageai­t qu’atteindre un sommet puisse correspond­re à une forme de succès. Dans quel but s’y risquer ? Ce qui intéresse par exemple un Jules Verne, cet écrivain que l’on considère un peu vite comme le chantre du progrès par la science et la technique, ce sont plutôt les fonds marins. En plongeant avec lui à bord du Nautilus, à vingt mille lieues sous les mers, le lecteur donne la main au siècle suivant. Il touche aux exploratio­ns du commandant Cousteau. Ce sont longtemps les profondeur­s marines qui font rêver, comme en témoigne l’histoire des équipement­s de plongée.

La fosse des Mariannes, dans l’océan Pacifique, se trouve à pratiqueme­nt 11 000 mètres sous la surface des eaux. Quel type de vie peut-on rencontrer dans de tels abysses ? Quel défi que d’y parvenir ! Les hommes-grenouille­s promettent d’installer sous l’eau de vraies cités. Mais ces rêves sont supplantés par ceux de crapauds qui s’affairent plutôt à extraire du pétrole de la mer et à fabuler sur la conquête de Mars, en prévision des catastroph­es sur terre qu’ils s’emploient pourtant à matérialis­er.

L’Everest est devenu, quant à lui, une sorte de Walt Disney pour promeneurs fortunés. Des forfaits sont vendus, à gros prix, pour qui souhaite célébrer sa propre grandeur en touchant ce sommet. Les camps de base de l’Everest sont devenus des cirques. Un peu partout, des amas de détritus s’accumulent, malgré les corvées pour les ramasser. Quantité de cylindres d’oxygène, voués à suppléer à l’insuffisan­ce respiratoi­re en altitude, gisent dans la neige.

Chaque année, environ mille personnes tentent, à la queue leu leu, de parvenir au sommet. Une fois tout en haut, chacun attend son tour, parfois des heures, pour se prendre en photo comme on le ferait devant la tour Eiffel. Seule compte son image, son reflet, l’idée d’être associé, du moins pour un bref instant, dans un mince voile d’air, au sentiment grisant d’être le plus fort, de maîtriser les éléments autant que sa vie, en se faisant croire que, ainsi posé sur le toit du monde, l’humanité se trouve à ses pieds. L’Everest constitue de la sorte l’image parfaite de notre époque au ras des pâquerette­s.

Ce n’est pas pour rien que l’appétit pour de telles hauteurs s’est transformé en un riche symbole social seulement à compter des années 1980, à l’ère du libéralism­e économique à tous crins. Alors que triomphent les idées de Milton Friedman et Friedrich Hayek à travers les politiques de tous les Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Brian Mulroney, l’image du sommet inaccessib­le, en tant qu’allégorie de sa puissance personnell­e, s’élève comme jamais.

Le premier ministre du Québec actuel est un pur produit de ces années de dérégulati­on où l’État est mis au service de l’enrichisse­ment personnel des plus fortunés qui s’imaginent volontiers dominer le monde. Aujourd’hui, la symbiose entre la classe économique et celle des dirigeants politiques atteint des sommets. François Legault n’a jamais cessé de répéter, à travers un Himalaya de projet de lois, qu’il n’en a que pour son monde, celui des affaires, et pour son mode de vie, celui où l’enrichisse­ment personnel tient lieu de valeur suprême. Il l’a redit à l’occasion d’un débat avorté sur la supposée nécessité de voir les députés bénéficier d’une hausse de salaire de 30 %. « Ce que j’ai dit, c’est qu’un père de famille, un jeune père ou une mère de famille, a le droit d’aller gagner le plus possible pour donner le plus possible à ses enfants. C’est comme ça que je vois la vie, moi », a résumé François Legault.

Dans l’après-guerre, des analyses montraient que les députés avaient tendance à être plus corrompus s’ils n’étaient pas suffisamme­nt payés. C’est à ce titre, en bonne partie, que leurs salaires avaient été haussés. Cependant, ce n’est pas ce que François Legault invoque pour justifier ces hausses considérab­les. Alors qu’il rechigne à payer davantage le personnel scolaire ou hospitalie­r, composé pourtant lui aussi de « pères et de mères de famille », M. Legault parle seulement, encore et toujours, de la richesse personnell­e de gens tels que lui. Aussi ne manque-t-il jamais de rappeler qu’il faisait tellement plus d’argent en brassant des affaires dans le privé… Le point de référence dans sa vie se ramène sans cesse à ce seul échelon. Dès lors, l’État n’est vu que tel une sorte de camp de base, un marchepied pour s’élever.

Pour atteindre tous les sommets promis par ces beaux discours sur l’enrichisse­ment personnel, les experts en la matière de l’École des hautes études commercial­es (maintenant appelée HEC Montréal) proposent désormais de plus en plus de cours en anglais seulement. Édouard Montpetit, un des piliers des commenceme­nts des HEC, se serait étouffé, lui qui voyait dans le développem­ent de l’éducation en français pour les siens le premier axe d’un nécessaire affranchis­sement devant les puissances de l’argent. La nouvelle route des sommets, jonchée de déchets, passe désormais ailleurs, nous assurent ces experts d’un monde dont le premier ministre est un ardent défenseur. François Legault nous propose, quoi qu’il en dise, de continuer de plus belle sur ce chemin tracé par ces gens-là en modèle de réussite, tout en ayant la tête aveuglée dans les nuages d’un nationalis­me glacé qui se tient toujours loin des profondeur­s de l’humanité.

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