Le test de la guimauve et la dépendance aux écrans
Toutes ces technologies agissent comme un immense marshmallow pour agglutiner leurs victimes
Connaissez-vous le test de la guimauve ? Un classique en psychologie. En fait, cette expérience a été menée par le psychologue Walter Mischel de 1968 à 1974 à l’université Stanford en Californie auprès de 550 enfants d’environ cinq ans. Les conclusions de son expérience, qu’il nous présente d’ailleurs dans un livre, sont étonnantes et pourraient sans aucun doute s’appliquer au monde du tout numérique dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Je vous résume l’expérience qui, au fil du temps, a été reprise par différents chercheurs avec de légères variantes. Donc, assis sur une chaise devant une table, l’enfant se trouve face à une assiette dans laquelle est déposée une alléchante guimauve. Le moniteur explique alors à l’enfant que lorsque l’expérience débutera, il pourra manger la friandise s’il le désire. Toutefois, s’il décide de patienter 15 minutes, le temps que le moniteur revienne dans le local, il recevra une guimauve supplémentaire s’il n’a pas dévoré la première.
Apprendre à différer ses plaisirs
Que fera l’enfant ? Profiter du moment présent ou remettre à plus tard et être doublement récompensé ?
Si vous avez quelques minutes, je vous conseille vivement de vous rendre sur YouTube afin de consulter différentes vidéos sur cette expérience. Vous y verrez des enfants se fermant les yeux ou détournant le regard de l’objet convoité pour ne pas succomber à la tentation. Vous en verrez d’autres humant et triturant la friandise en question tout en s’empressant de la remettre dans l’assiette pour ne pas capituler. Mais, comme il fallait s’y attendre, certains d’entre eux ne pourront résister au plaisir immédiat. Comme Ève face au fruit défendu, ils consommeront la guimauve, oublieux de la belle promesse faite par le moniteur.
Ce qui est intéressant dans cette expérience, c’est que les enfants qui y ont participé ont ensuite été suivis par l’équipe de chercheurs pendant plusieurs années. Et ce qu’ils ont constaté au fil du temps est étonnant. Les enfants qui n’ont pas bien réussi à différer leur plaisir, soit attendre 15 minutes pour une plus grande récompense, ont eu davantage de problèmes de dépendance en vieillissant, ont fait de moins longues études, ont eu plus de problèmes de santé, avaient moins confiance en eux, ont connu davantage de séparations, gagnaient de moins bons salaires, etc.
Savoir différer une satisfaction immédiate, résister à la tentation, contrôler ses émotions ou ses pulsions, être discipliné ou faire preuve de volonté : peu importe le nom que l’on donne à cette habileté cognitive, cela s’avère payant pour ceux qui la possèdent. Ce pouvoir leur permet de se projeter dans l’avenir, de réaliser des projets sur le long terme, d’être plus indépendants, plus libres et de s’épanouir davantage que ceux qui sont et demeurent esclaves du moment présent et de ses nombreux appâts.
Une bonne nouvelle toutefois : l’être humain n’est pas à la merci de sa génétique. Il peut apprendre, surtout lorsqu’il est jeune, à différer son plaisir, à s’autodiscipliner ou à repousser la tentation du moment. Cette capacité s’acquiert, se développe, d’où l’importance de l’environnement, du rôle des parents et, bien évidemment, de l’éducation pour y arriver.
Si du moins toutes ces heures passées en ligne par les accros des écrans avaient pour but d’apprendre, de se cultiver, de s’épanouir ! Mais ce n’est évidemment pas le cas.
Les capteurs d’attention
Toutefois, par insouciance, inconscience, pour acheter la paix ou pour ne pas avoir l’air de manquer le train du progrès, notre société — parents, enseignants, gouvernements — a accepté de mettre entre les mains des enfants non pas des capteurs de rêves, mais bien plutôt d’attention. Je fais évidemment référence ici au monde des écrans, des appareils numériques et des applications qui leur sont associées et qui, au fil des années, ont fini par phagocyter une large part du temps libre et de l’attention dont disposent les enfants, les adolescents et les jeunes adultes.
S’appuyant sur la captologie, une discipline née à la fin des années 1990 qui étudie l’influence des technologies numériques sur le comportement des individus, les GAFAM ou les seigneurs du numérique ont tout mis en oeuvre depuis pour exploiter les vulnérabilités psychologiques des jeunes et des moins jeunes afin de les retenir dans leurs filets jusqu’à créer trop souvent une véritable dépendance à leurs applications : Facebook, YouTube, Instagram, TikTok, Twitter et autres réseaux sociaux.
En fait, toutes ces technologies agissent comme un immense marshmallow qui, en se pavanant dans ses plus beaux atours, réussit à agglutiner ses victimes, désireuses qu’elles sont de recevoir ici et maintenant leur dose de dopamine, leurs récompenses immédiates et absolument non différées dans le temps.
Si du moins toutes ces heures passées en ligne par les accros des écrans avaient pour but d’apprendre, de se cultiver, de s’épanouir ! Mais ce n’est évidemment pas le cas. Comme le souligne Olivier Babeau dans son essai La tyrannie du divertissement, tout ce temps passé devant des écrans « est dilapidé dans le néant d’une fuite en avant solitaire », et tente avant tout de combler cette forme d’ennui aliénante qui prend la forme d’une « rumination triste du vide ».
« L’art d’occuper son temps libre est le défi principal que les individus vivant dans les pays développés doivent affronter. Il y va de notre équilibre mental, mais aussi de notre capacité à progresser socialement », ajoute l’essayiste. En fait, la question qu’il faudrait se poser est de savoir si nous aurons, trouverons ou développerons la volonté nécessaire en tant que société pour finalement donner autre chose à nos enfants que du marshmallow à manger.