Le Devoir

Défilement morbide, morbide

- ALAIN MCKENNA

Doomscroll­ing. En français, l’OQLF suggère « défilement morbide ». L’expression n’est pas mauvaise et obtiendrai­t sans doute l’aval du directeur de la Santé publique des États-Unis, qui s’inquiète plus que jamais de l’impact des plateforme­s comme Instagram et TikTok sur la santé mentale et physique des jeunes Américains.

Le médecin en chef de la Santé publique américaine, Vivek Murthy, a publié la semaine dernière un rapport de 19 pages qui aurait dû sonner comme une tonne de briques. Ça commence à prendre les allures du fléau de la décennie : l’obsession provoquée chez le plus jeune public par des réseaux sociaux insouciant­s de leur impact néfaste sur ces mêmes utilisateu­rs. À force de faire défiler jusqu’à l’excès les publicatio­ns diffusées sur les réseaux sociaux, des enfants et des adolescent­s développen­t des problèmes de santé mentale et physique de plus en plus graves.

Plusieurs études ont fait le lien dans le passé entre l’apparition dans leur vie des réseaux sociaux et la hausse chez les moins de 18 ans de problèmes d’anxiété, de dépression et même de tentatives de suicide. Cela, en plus du cyberharcè­lement et de la promotion d’habitudes malsaines ou exagérées.

Le médecin-chef américain ajoute ceci : en ce moment aux États-Unis, 95 % des jeunes de 13 à 17 ans disent avoir une présence sur les réseaux sociaux. 40 % des jeunes de 8 à 12 ans le font également, même si l’âge généraleme­nt exigé pour accéder à ces applicatio­ns est fixé à 13 ans.

Pour le dirigeant du départemen­t américain de la Santé, la conclusion est simple : c’est un problème de santé publique auquel tout le monde doit s’attaquer. Les parents, les entreprise­s, les gouverneme­nts.

Parce que le défilement morbide est en train de devenir à proprement parler morbide. Parents, réveillez-vous ! Le problème est à la fois simple et grave. Il est simple, car ce qu’il faudrait faire n’est pas très compliqué : réduire l’impact à la fois sur le cerveau et sur la santé physique des jeunes de ces plateforme­s qui agissent comme des buffets à volonté de contenu pas toujours frais.

Le premier conseil que donne le service américain de la Santé publique s’adresse aux parents : assoyez-vous à table avec vos enfants durant l’heure du repas et éloignez de la table tout écran, quel qu’il soit. Parlez-vous. Regardez-vous. Amusez-vous.

C’est simple, mais c’est si grave. Après tout, une des plus hautes instances de la santé aux États-Unis en est rendue à rappeler aux parents de jouer leur rôle… de parents. Au moins une heure par jour. Peut-être eux aussi sont-ils occupés à visionner sur leur propre appareil mobile leurs propres communicat­ions numériques ?

« Nous ne possédons pas suffisamme­nt de preuves que les réseaux sociaux sont sécuritair­es pour les enfants et les adolescent­s », écrit le Dr Murthy. « La recherche pointe de plus en plus vers les risques potentiels. Nous devons mieux comprendre ces risques associés aux médias sociaux, et agir rapidement pour créer des environnem­ents plus sûrs et plus sains qui réduisent les impacts sur la santé mentale des jeunes à un stade crucial de leur développem­ent. »

Le médecin-chef est très sévère, ça se voit dès les premières lignes de son rapport. Cela dit, il nuance un peu son propos : il y a des cas où l’utilisatio­n des réseaux sociaux peut être bénéfique. On l’a vu durant le confinemen­t de la pandémie : ça a permis à bien des gens de garder le contact et des liens sociaux malgré les restrictio­ns.

Il s’adresse quand même aux dirigeants des sociétés technologi­ques à l’origine des réseaux sociaux et des appareils sur lesquels ils se trouvent : soyez plus sérieux dans la façon dont vous contrôlez l’accès à vos plateforme­s. Ça ne prend pas 13 ans ni un diplôme en programmat­ion informatiq­ue pour savoir comment déjouer un menu déroulant qui demande bêtement d’entrer sa date de naissance…

Il faut à peine quelques efforts supplément­aires pour déjouer des restrictio­ns géographiq­ues à l’aide d’un service VPN.

Mais, voilà : le modèle d’affaires sur lequel reposent les géants technologi­ques comprend cette nécessité de publier tous les trois mois des chiffres sans cesse en hausse d’utilisatio­n de leurs produits et services. Trois milliards de personnes qui visitent Facebook tous les mois, ce n’est pas assez. TikTok qui a doublé son bassin d’utilisateu­rs au Canada en quelques mois, ça crée un effet d’entraîneme­nt encouragé par les experts en marketing et les industries culturelle­s partout au pays.

Suivez-moi sur Instagram ! Pas grave si ça vous rend fous, je veux mon million d’abonnés et le rôle de porte-parole d’une marque d’automobile­s qui vient avec…

Des adultes en miniature

Il y a quelque chose qu’écrit dans son rapport le docteur Vivek Murthy qui résonne bien au-delà du secteur technologi­que : les jeunes, dit-il, ne sont pas « des adultes en miniature ». Leur cerveau est en formation accélérée. Ils sont en train de développer les outils avec lesquels ils entreront ensuite à fond de train dans le reste de la société : travail, consommati­on, etc.

Voilà une affirmatio­n à contre-courant. Après tout, il a fallu voter de nouvelles lois au Québec et ailleurs pour rappeler aux employeurs que les jeunes de 13 ou 14 ans ne sont pas nécessaire­ment prêts pour le marché du travail.

La Santé publique américaine constate que les jeunes de 13 ou 14 ans ne sont peut-être pas prêts pour les réseaux sociaux non plus. Morbides ou pas.

Ça ne prend pas 13 ans ni un diplôme en programmat­ion informatiq­ue pour savoir comment déjouer un menu déroulant qui demande bêtement d’entrer sa date de naissance…

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