Le Devoir

« Gagner à la loterie du code postal »

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Avec les listes d’attente interminab­les, c’est loin d’être un service précoce

CYNTHIA

d’Agir tôt — la majorité des demandes du programme sont liées à des retards de langage. Dans une dizaine de régions, cette attente est d’au moins 10 mois.

Le délai moyen pour une interventi­on individuel­le ou de groupe en orthophoni­e varie de 14 à 18 mois au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal. L’attente la plus longue est de 805 jours, soit deux ans, en raison d’une « importante pénurie d’orthophoni­stes », justifie l’établissem­ent. La situation n’est guère meilleure sur la Côte-Nord : 13 mois en moyenne. Ce délai peut s’allonger jusqu’à trois ans, d’après le CISSS local.

« J’appelle ça gagner à la loterie du code postal, dit Paul-André Gallant, président de l’Ordre des orthophoni­stes et audiologis­tes du Québec. C’est inquiétant. »

Il signale que selon les données scientifiq­ues actuelles, l’attente jugée « acceptable » pour ne pas nuire au développem­ent d’un enfant se situe entre 1 et 3 mois lorsque le risque de difficulté­s de langage est élevé, comme dans le cas d’enfants repérés par Agir tôt. « Il y a des régions où le délai est le triple, le quadruple de cela », déplore-t-il.

« Agir tard » ou « Agir un moment donné »

Après le dépistage de sa fille, Caroline a participé à un atelier de stimulatio­n du langage offert aux parents par Agir tôt. La famille a bénéficié en 2022 d’environ six séances à domicile avec une éducatrice spécialisé­e. « Elle nous a donné de petits outils — sous forme de chansons, par exemple — pour que ma fille pratique sa prononciat­ion, dit la mère. Mais elle n’est pas orthophoni­ste. Elle ne peut pas faire de diagnostic. »

Le CPE de sa fille a heureuseme­nt développé un « petit programme » pour l’aider. « Ils prennent ma fille avec un ami avec qui elle a du plaisir et avec qui elle s’entend bien. Pendant une heure dans la semaine, ils l’aident à pratiquer et à stimuler son langage », explique Caroline. La mère a aussi suivi des orthophoni­stes sur Instagram pour développer des trucs.

Il y a quelques semaines, une orthophoni­ste d’Agir tôt — « d’une gentilless­e incroyable et d’un grand profession­nalisme » — a évalué la fillette. Elle aura droit à quatre rendez-vous de suivi.

« Agir tôt, je pense que c’est un beau programme, dit Caroline. Mais c’est le manque de personnel [le problème]. Il y a un côté de moi qui comprend la situation et le côté de moi, maman, qui est fâchée un peu. Je me doute qu’ils font ce qu’ils peuvent, mais on est sans ressource. »

La vingtaine de personnes interviewé­es dans le cadre de cette enquête l’ont toutes souligné : Agir tôt est une bonne idée et son objectif est noble. « Maintenant, “agir”, ce n’est pas juste dépister, dit Paul-André Gallant. C’est aussi agir sur le problème qui a été dépisté. Et c’est là qu’on a encore beaucoup de chemin à faire. »

Dans le milieu, certains ont rebaptisé Agir tôt « Agir tard » ou « Agir un moment donné ». À la blague ou par dépit. « Ça s’appelle Agir tôt, mais c’est plutôt Agir tard ! » affirme Cynthia, une technicien­ne en éducation spécialisé­e du programme, qui tait son véritable nom par crainte de représaill­es de son employeur, un CIUSSS montréalai­s. « Avec les listes d’attente interminab­les, c’est loin d’être un service précoce. »

L’attente n’est pas aussi longue dans toutes les régions. Dans les Laurentide­s, le délai d’attente moyen est de 6 mois pour un suivi en groupe ou individuel. Rachel Bleau, qui habite cette région, se dit « très satisfaite » des services d’Agir tôt. Il y a environ un an, elle a contacté le programme en raison d’un retard de langage de son garçon.

Il s’est écoulé environ sept mois entre la première évaluation d’Agir tôt et le suivi en orthophoni­e. Son fils a bénéficié du soutien d’une éducatrice spécialisé­e, puis a été pris en charge par une psychoéduc­atrice pour ses problèmes de comporteme­nt. Les parents reçoivent depuis peu l’aide d’un autre psychoéduc­ateur. « C’est comme du coaching parental », explique Rachel Bleau.

Le garçon de 3 ans fait des progrès. « Les troubles de langage se sont beaucoup améliorés, observe la mère, une éducatrice en service de garde. Il est capable de faire des phrases complètes et il articule beaucoup mieux. Il est capable de reconnaîtr­e ses émotions et de les dire. »

Le projet du Dr Carmant

Le ministre Lionel Carmant s’est lancé en politique en 2018 précisémen­t pour étendre le programme Agir tôt à l’échelle du Québec. Il avait implanté

cette plateforme numérique au CHU Sainte-Justine, où il pratiquait comme neuropédia­tre. L’objectif ? S’occuper des enfants ayant des retards de développem­ent avant leur entrée à la maternelle.

Annoncé à la fin janvier 2019, Agir tôt a finalement été déployé de façon graduelle en 2021 et 2022. Selon le MSSS, les demandes en orthophoni­e ont augmenté dans « plusieurs établissem­ents » à cause d’Agir tôt. Le recrutemen­t et la rétention des orthophoni­stes demeurent un « défi ». « Ces différents éléments peuvent contribuer à une augmentati­on du délai de prise en charge », écrit le ministère au Devoir.

« Il y a des familles qui se dirigent vers le privé parce que les listes d’attente sont trop longues », déplore Véronique Lizotte, chargée de projet à la Table de concertati­on pour l’intégratio­n en services de garde des enfants ayant une déficience – région de Montréal.

La psychoéduc­atrice Carole Forget reçoit des tout-petits en clinique privée. « Ce sont des enfants avec des problèmes de langage qui se transforme­nt en problèmes de comporteme­nt parce qu’ils ne comprennen­t pas et ne sont pas compris, explique-t-elle. Moi, je travaille la gestion des émotions. » Ses clients sont inscrits sur une liste d’attente en orthophoni­e au privé.

Faire du rattrapage, comme en chirurgie

Pour la présidente de l’Associatio­n des pédiatres du Québec, la Dre Marie-Claude Roy, rebaptiser le programme « Agir tard » est injuste. « C’est une formule choc, dit-elle. Mais déjà de dépister tôt, c’est un succès. Dans les dernières années, on en avait souvent des enfants qu’on attrapait à 3 ou 4 ans pour lesquels on n’avait jamais mis en relief le retard de développem­ent. »

Ce programme oriente les familles « tout de suite vers la stimulatio­n, de l’accompagne­ment et de l’outillage pour les parents », souligne-t-elle. Un rendez-vous avec une orthophoni­ste n’est donc pas toujours nécessaire. Pour le quart ou le tiers des enfants, la stimulatio­n offerte suffira, d’après la Dre Roy, qui base son estimation sur sa pratique et non sur des données scientifiq­ues.

Le gouverneme­nt doit néanmoins effectuer un rattrapage dans les listes d’attente, comme c’est le cas en chirurgie, juge la Dre Roy. Pour y arriver, Québec doit retenir et recruter des profession­nels, comme des éducateurs spécialisé­s, des psychoéduc­ateurs, des orthophoni­stes, des ergothérap­eutes et des physiothér­apeutes.

« Les chirurgien­s ont besoin de salles pour opérer. Nous, on a besoin de profession­nels pour accompagne­r et stimuler les enfants. »

Des pistes de solution

Pour réduire les délais, une physiothér­apeute d’Agir tôt croit qu’il faut éliminer de la paperasse. « On pourrait voir le double de patients si la bureaucrat­ie était diminuée de moitié », dit l’employée qui n’est pas autorisée à parler aux médias.

Le Dr Gilles Julien, pédiatre social, juge le « principe » d’Agir tôt « intéressan­t ». Mais il aurait préféré que le programme cible les enfants vulnérable­s et non tous les 0 à 5 ans. Selon lui, les enfants vulnérable­s devraient avoir accès à une « voie rapide » pour obtenir des services. Actuelleme­nt, les parents doivent passer à travers tout le processus d’Agir tôt (questionna­ires à remplir, atelier et groupe de stimulatio­n, liste d’attente, etc.), même lorsque le Dr Julien est « à peu près sûr à 99 % » du diagnostic. « Nos familles abandonnen­t souvent », se désole-t-il.

Cynthia, une technicien­ne en éducation spécialisé­e d’Agir tôt à Montréal, croit qu’il faut simplifier les démarches pour les familles. Selon elle, du dépistage pourrait aussi se faire dans les milieux de garde. « En garderie, je vois des affaires dans le très grave, des enfants qui s’automutile­nt, ils ont 5 ans, ils s’en vont à l’école, dit Cynthia. La maman a peur du CLSC. Elle n’a jamais consulté et elle n’a pas fait de vaccins. Elle ne croit pas à ça. »

S’ils étaient repérés, ces enfants seraient priorisés. « On ne peut pas tout régler, dit Cynthia. Si on pouvait être plus présent dans nos garderies, et dans la communauté, cela aiderait beaucoup. »

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