Le Devoir

Des lois pour innover en IA

- PIERRE TRUDEL Professeur, Pierre Trudel enseigne le droit des médias et des technologi­es de l’informatio­n à l’Université de Montréal.

LLa réglementa­tion laxiste justifiée par le souhait de favoriser l’innovation n’est pas à coût nul. Ce qu’elle fait économiser aux acteurs ainsi favorisés est assumé par ceux qui souffrent.

’intelligen­ce artificiel­le (IA) est associée à l’innovation. L’usage de technologi­es aussi puissantes doit être correcteme­nt encadré par des lois. Lorsqu’on évoque la nécessité de mettre en place des lois pour réglemente­r des technologi­es, certains font valoir qu’il faut se garder d’inhiber l’innovation. Plusieurs, dont le créateur de ChatGPT, revendique­nt un équilibre entre réglementa­tion et innovation. Pour atteindre un tel équilibre, les États doivent être proactifs et envisager la réglementa­tion des technologi­es comme une composante des processus d’innovation.

Dans plusieurs secteurs d’activité, l’IA et les autres technologi­es peuvent comporter un potentiel perturbate­ur. De l’avocat qui, à l’aide de l’IA, « invente » des décisions judiciaire­s pour appuyer sa plaidoirie au revendeur de drogue qui délaisse la cour d’école pour les réseaux sociaux. Pratiqueme­nt tout dispositif peut être détourné pour causer des torts aux personnes et aux institutio­ns. Le déploiemen­t d’objets porteurs de si grands risques doit être assorti de précaution­s à l’exemple de ce qui encadre les dispositif­s nucléaires.

Stéphanie Marin rapportait, dans Le Devoir du 19 mai, une décision rendue par le juge Benoit Gagnon le 14 avril dernier expliquant que l’utilisatio­n par des mains criminelle­s de la technologi­e de l’hypertruca­ge donne froid dans le dos. Ce type de logiciel permet de produire des images qui pourraient mettre en cause virtuellem­ent tous les enfants. Un simple extrait vidéo d’enfant disponible sur les réseaux sociaux, ou une capture vidéo subreptice d’enfants dans un lieu public pourrait les transforme­r en victimes de pornograph­ie juvénile.

Un cybercrimi­nel peut séquencer une vidéo et échanger le visage de l’enfant avec celui d’une victime d’agression sexuelle qui se trouve sur Internet. De nouveaux fichiers sont ainsi créés, et l’image et l’intégrité sexuelle et psychologi­que des enfants seront irrémédiab­lement atteintes, avec un potentiel que ce fichier se propage partout sur Internet, sans aucun contrôle.

Les usages malveillan­ts des technologi­es avec lesquelles fonctionne­nt plusieurs plateforme­s en ligne illustrent ce que les économiste­s désignent par les « externalit­és négatives » des modèles d’affaires des plateforme­s Internet. Cette facilité avec laquelle des individus mal intentionn­és peuvent tirer profit des failles des plateforme­s pour se tailler leur propre « petit commerce » a des conséquenc­es. C’est pour prévenir et contrer ces conséquenc­es négatives que les lois existent.

Mais dans certains milieux, on est prompt à opposer innovation et réglementa­tion. Certains « entreprene­urs » considèren­t que tout ce qui leur semble faire obstacle à leur « modèle d’affaire » est une entrave à l’innovation. Les gouverneme­nts les ont beaucoup écoutés. Ils ont mis en place des lois accordant des privilèges aux réseaux sociaux et aux autres plateforme­s. À ce jour, les lois les dispensent des obligation­s de répertorie­r de façon proactive les dérives et les comporteme­nts déviants pouvant se dérouler sur leurs sites.

La réglementa­tion laxiste justifiée par le souhait de favoriser l’innovation n’est pas à coût nul. Ce qu’elle fait économiser aux acteurs ainsi favorisés est assumé par ceux qui souffrent. Par exemple, les personnes harcelées ou celles qui sont flouées par les arnaques qu’on laisse sévir sur une plateforme en ligne sont celles qui pâtissent des coûts de cette « innovation » mal encadrée.

Pourtant, la véritable innovation est celle qui se déploie en harmonie avec les valeurs de respect et de dignité humaine. Vue sous un tel angle, la régulation bien conçue vient optimiser l’innovation. C’est la régulation mal calibrée qui entrave l’innovation.

Le Règlement européen sur la protection des renseignem­ents personnels peut être cité en exemple de mécanismes qu’il faut promouvoir afin d’encadrer les activités des grandes plateforme­s en ligne. En 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait jugé que la possibilit­é réservée aux services de sécurité américains d’accéder aux données des Européens était incompatib­le avec cette réglementa­tion européenne sur la protection des données.

En vertu de cette réglementa­tion, la société Meta a été récemment condamnée à une amende de 1,2 milliard d’euros par le régulateur irlandais de la vie privée. Il était reproché à son réseau social Facebook de transférer des données personnell­es de ses clients européens vers les États-Unis. L’instance nationale irlandaise était nonchalant­e pour appliquer le règlement à Meta, qui a choisi d’installer son siège européen en Irlande. Mais une instance plurinatio­nale au niveau européen a décidé d’imposer les amendes à l’entreprise contrevena­nte.

La réglementa­tion européenne illustre la voie à suivre pour mettre en place des règles du jeu efficaces. Il faut des réglementa­tions fonctionna­nt en synergie conférant aux autorités étatiques une capacité d’imposer des exigences à des entreprise­s aux dimensions plus considérab­les que certains États. C’est ce type de régulation qu’il urge de déployer pour limiter les risques d’usages malveillan­ts des technologi­es connectées comme l’IA. Les plateforme­s en ligne fonctionne­nt en réseau. Il faut que la réglementa­tion étatique fonctionne aussi de cette façon. Alors, les technologi­es comme l’IA pourront être vraiment innovatric­es.

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