Le Devoir

Un chercheur canadien croupit dans une prison en Algérie

Arrêté après une visite familiale, Raouf Farrah, qui a documenté le mouvement prodémocra­tie algérien, est accusé d’avoir attenté à l’ordre public

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR Algérie : l’avenir en jeu, essai sur

Après plus de trois mois, la même consternat­ion. La famille de Raouf Farrah, chercheur en géopolitiq­ue et essayiste emprisonné depuis 100 jours en Algérie, réclame sa libération immédiate et appelle le gouverneme­nt du Canada à « poursuivre ses efforts » auprès du régime algérien pour mettre fin à ce qu’elle qualifie d’intimidati­on ciblant une nouvelle fois un ressortiss­ant canadien pour ses écrits portant sur le mouvement prodémocra­tie algérien.

M. Farrah a été interpellé le 14 février dernier dans la région d’Annaba, dans le nord-est du pays, alors qu’il y était de passage avec sa femme et sa fille pour une visite familiale. Il a été mis en détention préventive six jours plus tard à la prison Boussouf de Constantin­e, où il croupit depuis.

Le régime autoritair­e algérien, qui a renforcé depuis plusieurs mois sa répression contre les militants du Hirak, ce mouvement appelant à la démocratis­ation du pays, tout comme les citoyens s’exprimant sur ce sujet, l’accuse de « réception de fonds depuis l’étranger dans le but d’effectuer des actes attentatoi­res à l’ordre public » et de « publicatio­n sur Internet d’informatio­ns classifiée­s », ce que réfute le principal intéressé.

Alger multiple depuis des mois les accusation­s opportunis­tes contre les voix critiques du régime et les opposants à la présidence d’Abdelmadji­d Tebboune. Plusieurs Canadiens d’origine algérienne en ont fait les frais depuis 2021, année où les autorités algérienne­s ont décidé de se faire moins conciliant­es face à la « révolution des sourires », qui a vu le jour dans la rue en 2019, et d’imposer une chape de plomb sur ce mouvement appelant à une réforme démocratiq­ue du pays d’Afrique du Nord.

Raouf Farrah a coordonné un ouvrage collectif publié au début de l’année et intitulé les perspectiv­es d’un pays en suspens (Koukou éditions). Il semble être une victime collatéral­e des enquêtes menées par le régime algérien après la fuite en Tunisie d’Amira Bouraoui, une figure forte du Hirak, en février dernier, depuis Annaba où M. Farrah et sa famille se trouvaient.

Un journalist­e algérien, Mustapha Bendjama, a été arrêté et accusé d’avoir facilité la sortie clandestin­e d’Algérie de la militante par la Tunisie. Il est un des 20 contribute­urs à l’essai collectif piloté par M. Farrah.

« Raouf n’a eu aucun lien avec M me Bouraoui », assure son patron, Mark Micallef, directeur de l’observatoi­re du Sahel et de l’Afrique du Nord de l’ONG Global Initiative against Transnatio­nal Organized Crime, pour lequel Raouf Farrah travaille depuis 2020. Le chercheur y est analyste sur la question des trafics humains en Libye. « J’ai l’impression qu’il a surtout été au mauvais endroit, au mauvais moment. Sur la base de ce que nous connaisson­s

de Raouf, de son travail, de ses relations, il est évident qu’il s’agit d’un malentendu. Nous demandons à l’Algérie au moins de lui accorder une libération sous caution et de laisser les faits parler d’eux-mêmes pour laver sa réputation », a ajouté M. Micallef joint par Le Devoir à Malte.

À ce jour, deux demandes de libération déposées par l’avocat de M. Farrah ont reçu des fins de non-recevoir.

Une famille dans le vide

« Depuis son incarcérat­ion, un sentiment d’injustice et d’inquiétude nous habite, a résumé lundi la famille de M. Farrah par voie de communiqué. C’est avec tristesse que sa fille a fêté ses quatre ans sans lui. Tous les petits moments du quotidien si importants pour nous manquent de sens sans sa présence. Nous pensons à sa tristesse à lui aussi de ne pouvoir être présent pour sa fille, pour les siens. »

Et d’ajouter : « Raouf est un chercheur intègre, reconnu à l’internatio­nal pour son travail sur l’Afrique du Nord et les pays du Sahel. Ses publicatio­ns témoignent qu’il a à coeur le développem­ent de ces pays et le bien-être de leurs peuples. »

L’arrestatio­n et la détention de M. Farrah ne sont pas sans rappeler le cas de Lazhar Zouaïmia, ce technicien d’Hydro-Québec accusé en février 2022 d’« atteinte à la sécurité et à l’unité nationale » et jeté en prison pendant 40 jours, puis retenu contre son gré en Algérie. Il y était de passage pour rendre visite à sa famille. Militant des droits de la personne, particuliè­rement au sein d’Amnistie internatio­nale, l’homme participai­t régulièrem­ent aux manifestat­ions organisées à Montréal en faveur du mouvement prodémocra­tie algérien en plus de partager des commentair­es en ligne sur le Hirak. Il a finalement réussi à rentrer au Québec en mai 2022, mais a été condamné par contumace à cinq ans de prison en novembre dernier, pour son militantis­me prodémocra­tie pourtant mené uniquement depuis le territoire canadien.

Selon le ministère des Affaires étrangères du Canada, quatre ressortiss­ants canadiens, ayant demandé le soutien de la mission consulaire à Alger, sont actuelleme­nt emprisonné­s dans ce pays d’Afrique du Nord.

Sans entrer dans le détail de ces emprisonne­ments, Ottawa précise maintenir « des relations bilatérale­s de longue date avec l’Algérie », ce qui lui permet entre autres d’entrer en discussion avec le gouverneme­nt algérien « sur des enjeux d’importance pour le Canada, notamment sur les droits de la personne et les cas consulaire­s », a précisé une porte-parole du ministère au Devoir. « Nous appuyons fermement les droits de tous les Algériens et Algérienne­s à la liberté d’associatio­n, de réunion pacifique, d’opinion et d’expression », a-t-elle ajouté.

Pour Mourad Haouas, ami de la famille de Raouf Farrah, le chercheur en géopolitiq­ue est avant tout un expert en relations internatio­nales qui documente les enjeux politiques et sociaux de la région, et non pas un militant du Hirak, comme semblent le croire les autorités algérienne­s. « Il faut soutenir sa famille dans l’épreuve qu’elle traverse en ce moment, a-t-il dit en entrevue au Devoir depuis Montréal où il vit. Et il faut espérer sa libération le plus rapidement possible. »

J’ai l’impression qu’il a surtout été au mauvais endroit, au mauvais moment. Sur la base de ce que nous connaisson­s de Raouf, de son travail, de ses relations, il est évident qu’il s’agit d’un malentendu. Nous demandons à l’Algérie au moins de lui accorder une libération sous caution et de laisser les faits parler d’euxmêmes pour laver sa réputation.

MARK MICALLEF

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