Le Devoir

Paule Baillargeo­n, vivre et mourir à une autre époque

« J’ai été comédienne. J’ai tourné des films. J’avais l’appétit de m’accomplir. Mais j’ai tout de même le sentiment de ne pas avoir été à la bonne époque. »

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Prenant prétexte de nouvelles nomination­s à l’Ordre des arts et des lettres du Québec,

Le Devoir vous invite dans l’imaginaire d’artistes dont le travail exemplaire fait rayonner la culture.

Je ne suis pas insatisfai­te de ce que j’ai réalisé, de ce que j’ai été », affirme Paule Baillargeo­n en fixant un rayon de lumière où voltige un petit nuage de fines poussières. « J’ai écrit trois livres. Là, j’espère pouvoir en publier encore un, avec les dessins que j’ai réalisés dans ma vie. »

Comédienne et cinéaste, Paule Baillargeo­n aurait voulu pouvoir se consacrer davantage à la peinture, au dessin, aux arts graphiques. Dès qu’elle en parle, son visage doux s’illumine. « J’aurais aimé être un grand peintre. Je m’en rends compte aujourd’hui… »

Dans des boîtes posées à ses pieds, des dizaines de carnets, remplis de dessins de toutes sortes. « Quand j’étais petite, je voulais dessiner. Ma mère m’a dit : “c’est donc de valeur que tu n’aies pas de talent pour le dessin…”. Je devais avoir 8 ou 9 ans. Tout s’est arrêté là ! Il a fallu vingt ans, ensuite, avant que je m’autorise à me mettre au dessin ! »

Paule Baillargeo­n, née en 1945 à Val-d’Or, en Abitibi, émerge au monde turbulent des années 1960 avec la conviction profonde de vouloir, comme comédienne, incarner des personnage­s qui touchent au coeur de l’être. « J’ai commencé comme actrice. Je pensais que c’était l’affaire de ma vie. Je l’ai fait. »

Une autre époque ?

À compter de 1969, elle est partie intégrante de l’aventure du Grand Cirque ordinaire, une expérience théâtrale collective conduite en compagnie des Raymond Cloutier, Suzanne Garceau, Guy Thauvette et autres. « C’était terribleme­nt difficile. Nous inventions tout… Et j’ai tout appris là. »

« J’ai été comédienne. J’ai tourné des films. J’avais l’appétit de m’accomplir. Mais j’ai tout de même le sentiment de ne pas avoir été à la bonne époque. » À quelle époque aurait-elle voulu vivre ? Silence. La réponse ne viendra pas.

Au cinéma, le public l’a vue aussi bien dans Un 32 août sur terre (1998) que dans Réjeanne Padovani (1973) et Jésus de Montréal (1989) de Denys Arcand ou encore dans Trois temps après la mort d’Anna (2010) de Catherine Martin.

Comédienne, elle dit avoir déchanté très tôt, en prenant conscience des possibilit­és limitées qui s’offraient à elle au coeur du cinéma québécois. « Quand j’ai commencé à jouer, en dehors du Grand Cirque, je me suis rendu compte que ce n’était pas exactement ce que je voulais faire. Je n’avais pas envie de jouer une danseuse, une waitress… C’est ce que le cinéma québécois de l’époque offrait. Ça peut être très bien, très bon. Je n’ai pas d’objection du tout. Mais je n’avais pas envie de ça… Quand tu te rends compte que tu ne joueras jamais dans un film de Jean-Luc Godard, pour donner un exemple, quand tu comprends que tu as des désirs qui ne se réaliseron­t jamais, tu déchantes… J’ai fait des choses. De bonnes choses. J’en suis consciente. Mais je ne me suis pas accomplie, comme actrice. »

Derrière la caméra

Très rapidement, Paule Baillargeo­n passe derrière la caméra. « J’ai commencé à réaliser des films. Une nuit, j’ai rêvé d’une fille. Elle était habillée de force, là, devant moi… Je me suis réveillée. J’ai écrit tout de suite un mot pour ne pas oublier ce que je venais de voir en rêve. » Ce sera Anastasie oh ma chérie (1977). « Le Grand Cirque m’a donné 5000 $ pour que je fasse ça. C’était bon, je crois. Le film raconte ma vie, mais sans que ça paraisse. » Le film, dit-elle, est à situer dans l’esprit du réalisme magique sudamérica­in.

Elle tournera par la suite sous l’égide de l’Office national du film. « Je n’étais pas du tout une documentar­iste, mais l’ONF m’a demandé de tourner. » Cependant, regrette-t-elle, « à partir de cette époque, plus jamais je n’ai été acceptée à la SODEC [l’organisme subvention­naire québécois] pour faire un film d’autrice. Je n’ai pas pu continuer vraiment ma carrière comme cinéaste, du moins pas comme je l’aurais voulu. »

Qu’est-ce qui l’animait ? « J’étais féministe. Mais je ne disais jamais que j’allais faire un film féministe. Parce qu’après cela, il n’y a plus rien à dire. Si c’est juste un film féministe, après, tu ne peux plus parler du film, de la forme, des cadrages, du cinéma quoi ! » Or pour elle, la forme, c’est tout. « Le sujet, on peut faire n’importe quoi avec. La forme m’intéressai­t et m’intéresse encore beaucoup. Plus que tout le reste peut-être. »

Paule Baillargeo­n dit revoir encore avec enchanteme­nt les films de Pasolini. « L’Évangile selon saint Matthieu, les plans sont simples. Pasolini débutait au cinéma. Il ne savait pas tellement comment faire, je crois. Alors tout est si simple. Et c’est ce qui rend ses images fortes. Il nous conduit à une vérité sublime. Elle me parle. C’est la même chose, pour moi, devant les films de Kurosawa ou de Tarkovski. Au cinéma, j’aime le plan, le cadre… »

D’ombre et de lumière

Elle a lu. Et elle a vu beaucoup de films. Ses yeux désormais l’abandonnen­t. Paule Baillargeo­n est malade. Elle en parle doucement, sans faux-semblant. Son corps ne lui obéit plus comme avant. Elle revisite sa vie. Ce sont des souvenirs de l’enfance qui se projettent plus que jamais en elle. « J’ai toujours été attirée par les choses vraiment sombres. Le noir. La peur. Cela vient de loin. Je m’en rends compte. »

En Abitibi, son père, un avocat devenu juge, avait acheté une maison qui fut la demeure d’un ancien patron de mine d’or. La mine, abandonnée, était située juste à côté. « J’ai passé beaucoup de temps, dans le chemin de la mine, à me faire des mises en scène. Je m’aventurais dans les sentiers, toute seule. J’allais à la mine. Sur qui est-ce que j’aurais pu tomber ? » Ce sont, très tôt, des images sombres qu’elle se forge, qui la marquent. « Si ma mère avait su ce que je traînais là… »

Envoyée par ses parents comme pensionnai­re aux Ursulines, à Québec, elle est agressée par un prêtre, un ami de son père autorisé à venir la rencontrer en semaine, au parloir, sous la surveillan­ce distraite des religieuse­s. « J’ai écrit un texte qui relate cette histoire. Il m’a embrassée, pas à peu près… Puis, je me suis trouvé dans une situation que je ne comprenais pas. Je m’étais fait embrasser par un homme, par un prêtre. Donc forcément, j’avais péché… Je vivais là-dedans… Cette histoire s’est répétée, tout au long de ma vie. Ce ne sont pas des viols. Mais cela a été systémique. Ce n’était jamais des situations consenties. Mon rapport au monde a été beaucoup troublé par ça. Quand #MeToo est arrivé, j’étais tellement contente. J’aurais sauté de joie. J’aurais sauté au plafond. » Paule Baillargeo­n a raconté quelques-unes de ses histoires intimes dans Une fille sans fusil, publié en 2021 aux éditions des Herbes rouges.

Elle a volontiers prêté sa caméra aux mots des autres, tout en tenant à signer ce travail à sa manière. « Si ce n’était pas moi qui écrivais le scénario, je donnais quand même tout ce que j’avais. Je crois qu’on me connaît surtout pour Le sexe des étoiles (1993), d’après le livre de Monique Proulx. Le film est bon. Il a beaucoup été vu. Mais ça me fait de la peine, aujourd’hui, d’être connue surtout pour ça. »

Une vie est vite passée, dit-elle. « Je veux mourir dans pas longtemps, mais en même temps je veux vivre. Je suis tellement curieuse de la vie, de ce qui va se passer… Au fond, les regrets que j’ai, ce sont ceux que tout le monde a, chacun à sa façon. Je suis une artiste d’une vieille époque. J’ai fait des choses, même si je pensais qu’elles ne serviraien­t pas, qu’elles ne serviraien­t à rien, ni à moi ni à personne. J’ai fait des choses parce que j’éprouvais le besoin de les faire. Tout simplement. Et finalement, des gens se sont intéressés à ce que j’ai fait. Des gens ont dit : “merci”. »

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Comédienne et cinéaste, Paule Baillargeo­n aurait voulu pouvoir se consacrer davantage à la peinture, au dessin, aux arts graphiques. Dès qu’elle en parle, son visage doux s’illumine. « J’aurais aimé être un grand peintre. Je m’en rends compte aujourd’hui… »

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