Le Devoir

Un test québécois en français... de France

Plusieurs personnes dénoncent le fait que le test soit mal conçu et soit peu représenta­tif du Québec

- SARAH R. CHAMPAGNE LE DEVOIR

La « réforme importante et inégalée » de l’immigratio­n qui exigera le français de tous les nouveaux arrivants, comme l’a qualifiée le premier ministre lors de l’annonce, reposera notamment sur des tests entièremen­t conçus en France et pourfendus depuis des années.

Depuis au moins 2014, en nos pages, tant des enseignant­s que des employeurs ou des immigrants — dont un camionneur français qui l’a ratée — ont pris la plume pour contester cette évaluation. Ils dénoncent le fait que non seulement ces examens sont peu représenta­tifs du français québécois, mais aussi qu’ils font appel à des compétence­s non linguistiq­ues, comme la rapidité, la loquacité et les références culturelle­s européenne­s.

« On perd des points pour des choses qui ne reflètent pas nos compétence­s en français », résume la linguiste Elizabeth Allyn Smith. Elle a dû ellemême réussir l’un des tests pour immigrer ici en provenance des États-Unis et être embauchée comme professeur­e à l’UQAM. Le Devoir a pu vérifier et mieux comprendre plusieurs des critiques formulées en passant lui aussi l’un des tests de français.

Alors que le guichet unique Francisati­on Québec a également été lancé lundi, plusieurs acteurs de ce milieu y voient une occasion ratée de créer un test 100 % québécois. D’autant plus que ce test est devenu depuis 2020 la seule manière de prouver sa compétence en français pour qui n’a pas étudié dans cette langue au secondaire, ou après, ou n’est pas membre d’un ordre profession­nel au Québec.

Un immigrant qui aurait fait tous ses cours de francisati­on jusqu’au niveau intermédia­ire 7 exigé par Québec aurait déjà pris environ 1400 heures de cours, mais devrait tout de même faire le test. « C’est comme si on disait que nos cours ne sont pas assez bons », dit Céline Curtil, enseignant­e de francisati­on dans les Hautes-Laurentide­s.

Le ministère de l’Immigratio­n, de la Francisati­on et de l’Intégratio­n (MIFI) justifie cette décision par « plusieurs signalemen­ts » qui ont mené à convoquer des personnes en entrevue : « La majorité de ces personnes n’ont pas été en mesure de démontrer le niveau de compétence exigé », écriton au Devoir.

À la question de savoir si ces attestatio­ns seront de nouveau admissible­s après les réformes annoncées récemment en grande pompe, le MIFI nous renvoie la liste des huit tests actuelleme­nt admissible­s.

En ce moment, il est obligatoir­e de prouver qu’on possède un niveau 7 (sur 12) pour devenir résident permanent par l’une des deux grandes portes d’entrée des immigrants économique­s, le Programme de l’expérience québécoise (PEQ).

L’autre porte d’entrée, le Programme régulier des travailleu­rs qualifiés (PRTQ), fonctionna­it par pointage jusqu’à maintenant. La connaissan­ce de la langue accorde néanmoins beaucoup de points dans la grille d’analyse : le niveau le plus haut vaut davantage qu’une expérience profession­nelle de quatre ans ou qu’un doctorat.

Environ 12 % des immigrants pouvaient toutefois se passer de ce critère pour accumuler suffisamme­nt de points. Le gouverneme­nt de François Legault va donc rendre obligatoir­e une connaissan­ce de niveau intermédia­ire à l’oral et à l’écrit, ce qui renforcera l’importance du test.

Critiques

L’enseignant­e Céline Curtil a l’impression que les enseignant­s en francisati­on au Québec ont été « mis au rancart » à plusieurs égards. Ils n’ont par exemple pas été consultés dans la conception ou la révision de ces tests conçus par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France (CCI Paris) ou France Éducation Internatio­nal (qui relève du ministère de l’Éducation français).

« Je trouve insultant que l’expertise des profession­nels de l’éducation du Québec ne soit pas reconnue et qu’elle soit supplantée par ces organismes français », ajoute-t-elle.

La professeur­e Elizabeth Allyn Smith trouve aussi « extrêmemen­t bizarre » qu’on ne conçoive pas un test au Québec. « Je trouve que c’est une mentalité coloniale et à la limite insultante. […] Qu’on trouve le français de France encore meilleur de nos jours que notre français d’ici, c’est ça qui me ferait de la peine. Je pense que c’est ce que le processus reflète présenteme­nt », affirme la spécialist­e.

« Je trouve ça ridicule de faire passer un examen sur des choses qu’ils n’ont pas vu ici. Je ne vois aucune logique à ça, c’est une aberration », dit quant à elle une fonctionna­ire du MIFI qui souhaite garder l’anonymat par peur de représaill­es.

Les tests sont les mêmes pour tout le monde, que l’on soit ouvrière dans une usine de plastique ou ingénieur en aérospatia­le. À l’heure actuelle, le niveau exigé est également le même pour toutes les profession­s, ce qui sera bientôt modulé, assure le gouverneme­nt.

Dans l’épreuve d’expression orale, Mme Smith se souvient d’avoir dû téléphoner au Louvre, puis d’avoir dû convaincre quelqu’un d’aller faire une croisière de luxe en Norvège : « J’avais le droit de dire n’importe quoi, mais ça dépend de votre imaginatio­n. C’est dans les compétence­s communicat­ives générales, pas linguistiq­ues », explique-t-elle. « Ce n’était pas de vous présenter à la RAMQ et de sortir avec une carte d’assurance maladie », ditelle à titre de comparaiso­n.

Il faut avoir un côté « bon négociateu­r », une dispositio­n à l’extroversi­on, et il faut posséder certaines références culturelle­s plutôt « eurocentri­ques », nomme-t-elle.

Ces tests ne sont pourtant pas « anodins », car c’est « tout un projet de vie » et « parfois de la famille à l’étranger qui dépend de leur réussite » pour aller de l’avant avec l’immigratio­n, dit la consultant­e en immigratio­n Leslie Mbimbi.

« Ce n’est pas une question de connaissan­ces, c’est une question de performanc­e », dit-elle. Le stress est très fort, plusieurs ayant alors l’impression de jouer leur destin, explique cette directrice de l’agence Inside Immigratio­n.

Il en coûte de 250 à 400 $ pour passer l’un des tests admissible­s, soit l’équivalent d’au moins deux jours de travail au salaire minimum. À cela s’ajoutent parfois les dépenses de transport et d’hébergemen­t pour se rendre dans des centres agréés, note Mme Curtil.

« C’est un coût, mais aussi une préparatio­n qui demande du temps », explique Mme Mbimbi, au nom des immigrants qui la consultent. Comme pour d’autres programmes en immigratio­n, elle souhaite « un accompagne­ment », comme un engagement de francisati­on par exemple, plutôt qu’un sésame aussi inadéquat.

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PHOTOS JEAN BALTHAZARD LE DEVOIR En haut : la linguiste Elizabeth Allyn Smith. Ci-dessus : la consultant­e en immigratio­n Leslie Mbimbi .

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