Jagmeet Singh tient-il vraiment à une enquête publique… et à sa propre indépendance ?
Le chef du NPD refuse de mettre en jeu son entente de collaboration avec le gouvernement pour forcer la main à Justin Trudeau
Jagmeet Singh persiste à dire que jamais le Nouveau Parti démocratique (NPD) n’a eu autant d’influence au Parlement fédéral. Le chef néodémocrate tient en fin de compte le sort du gouvernement minoritaire de Justin Trudeau entre ses mains. S’il retirait sa confiance au premier ministre, ce dernier pourrait éventuellement tomber, dans la foulée des allégations d’ingérence étrangère. Mais ce pouvoir, M. Singh n’a visiblement pas envie de s’en prévaloir. Une enquête publique, il y tient. Mais pas à tout prix.
Le chef du NPD répète depuis une semaine qu’il utilisera « tous les outils à [sa] disposition pour réclamer une enquête publique ». Tous, sauf un.
Le NPD a présenté une motion, mardi, réclamant la tenue rapide d’une telle enquête ainsi que le départ du rapporteur spécial du gouvernement, David Johnston. M. Singh rejette toutefois l’idée de mettre en jeu son alliance avec le gouvernement libéral si M. Trudeau persiste à refuser d’écouter cette demande que lui réitèrent à l’unisson tous les partis d’opposition.
Conservateurs et bloquistes dénoncent depuis deux mois la nomination de M. Johnston, qui vient de déterminer qu’une enquête publique sur les allégations d’ingérence par le régime de Pékin serait inutile. Jagmeet Singh se dit maintenant du même avis, après qu’il eut été révélé qu’une conseillère de M. Johnston, l’avocate Sheila Block, aurait versé plus de 7500 $ au Parti libéral depuis 2006.
Il n’est cependant pas prêt pour autant à brandir la menace suprême et à retirer son appui au gouvernement. Pourtant, sa propre députée Jenny Kwan a révélé être la cible de Pékin, comme l’ont été les conservateurs Michael Chong et Erin O’Toole. Mme Kwan s’est même dite « consternée », aux côtés de son chef, qu’une enquête publique n’ait pas été déclenchée.
Jagmeet Singh, lui, préfère en demander une poliment tout en protégeant l’entente de collaboration qui prévoit que les libéraux mettent en oeuvre une série de politiques publiques chères au NPD, comme l’assurance pour les soins dentaires. Les néodémocrates disent en outre qu’il serait illogique de déclencher des élections en pleine crise de l’ingérence étrangère, laquelle menace, justement, ce processus électoral.
M. Singh ne serait cependant pas celui qui plongerait le pays en campagne électorale. Il forcerait simplement le gouvernement, minoritaire, à gouverner de la sorte et à prendre acte des pressions des partis d’opposition.
Nonobstant, le NPD refuse d’y voir un pari risqué. Il espère plutôt tirer profit des gains soutirés aux libéraux, lors des prochaines élections.
Car quoi qu’en dise Jagmeet Singh, sa position n’est pas dénuée de considérations politiques.
De la partisanerie au NPD aussi
En coulisses, les néodémocrates estiment que le dossier de l’ingérence chinoise — bien qu’il soit lourd de conséquences pour la démocratie — ne figure pas au premier rang des préoccupations de ses électeurs. « Il y a tant de choses inquiétantes en ce moment pour les Canadiens que je ne sais pas si menacer de déclencher une élection serait la bonne chose à faire », a indiqué une source néodémocrate cette semaine, en évoquant le coût de la vie, les changements climatiques et la guerre en Ukraine.
Pourtant, Jagmeet Singh a déjà menacé de déchirer l’entente dans la dernière année — impatient de voir aboutir une assurance pour soins dentaires et inquiet de la crise qui affligeait les systèmes de santé provinciaux.
L’alliance n’est donc pas sacro-sainte. Le NPD a également forcé le recul des libéraux dans le dossier de l’interdiction des armes d’assaut.
« Il y a des enjeux plus payants, si le NPD voulait retirer son appui au gouvernement », explique l’ancienne directrice des communications de M. Singh Mélanie Richer, qui est aujourd’hui chez Earnscliffe. « Des enjeux qui ont plus d’impact dans la vie d’électeurs néodémocrates ou sur lesquels ces citoyens font déjà confiance au NPD. » Le parti a peu de chances, en revanche, de convertir des électeurs en les convainquant qu’il serait le mieux placé pour sévir contre la Chine et contrer l’ingérence de régimes étrangers.
L’alliance permet en outre au NPD d’essayer de corriger son déficit de crédibilité auprès de l’électorat. « Il y a un risque, mais aussi un bénéfice, au-delà des gains pour les citoyens. Ils sont importants. Mais d’un point de vue politique, l’entente sert aussi à démontrer que le NPD peut gouverner », souligne Mélanie Richer. Raison de plus, donc, pour qu’elle perdure aussi longtemps que possible.
Chiffres à l’appui
Les sondages aident aussi à expliquer ce jeu d’équilibriste auquel s’adonne Jagmeet Singh.
Les néodémocrates sont les plus partagés par rapport à la nécessité d’une enquête publique (37 % d’accord, 39 % en désaccord, selon un sondage Angus Reid de la semaine dernière). Et les plus nombreux, parmi les partisans des quatre principaux partis fédéraux, à ne pas avoir d’opinion sur la question (24 %). Ils sont aussi les moins nombreux à être convaincus que le régime chinois a tenté de s’ingérer dans les élections canadiennes (42 %) et les plus nombreux, encore là, à ne pas avoir d’avis.
« Le calcul mathématique n’en vaut probablement pas la peine pour le NPD, de déchirer l’entente pour une enquête publique sur un dossier dont une part importante de sa base électorale n’a même pas connaissance », soutient la présidente d’Angus Reid, Shachi Kurl. D’autant plus que la question de l’ingérence électorale est plus nuancée et moins simple à saisir que des scandales précédents, ajoute-t-elle.
Jagmeet Singh n’a pas tort lorsqu’il déplore que cette crise de confiance des Canadiens envers le système électoral soit teintée de partisanerie.
Ses homologues Pierre Poilievre et Yves-François Blanchet refusent de consulter le rapport confidentiel de M. Johnston et les documents secrets l’accompagnant, en disant refuser d’être muselés, mais en ignorant par le fait même que les députés visés par l’ingérence ont pu continuer de dénoncer ces gestes publiquement. Justin Trudeau s’obstine quant à lui à s’en remettre au rapport Johnston et reproche aux deux chefs d’opposition d’en rejeter les recommandations.
Mais malgré ses effets de toge, et le prétexte de vouloir soutenir les citoyens avant tout, si le chef néodémocrate ne déchire pas sa proverbiale chemise et son alliance avec le gouvernement Trudeau, c’est parce que lui aussi est finalement guidé par ses intérêts partisans.