Le Devoir

Les dépossédés de l’État méritent une juste compensati­on

- Gabriel Giguère L’auteur est analyste en politiques publiques à l’Institut économique de Montréal.

Exproprier ne devrait jamais être facile. Déposséder un citoyen ou une citoyenne de ses avoirs — même avec compensati­on — doit demeurer une procédure d’exception.

Si le gouverneme­nt s’est accordé un tel pouvoir, notre rempart contre son utilisatio­n abusive est le coût élevé qui y est associé afin d’en faire une mesure justifiabl­e seulement dans les cas les plus rares. Avec son projet de loi 22, Québec propose de réduire le coût de l’expropriat­ion en amoindriss­ant le montant de l’indemnisat­ion versée aux propriétai­res touchés.

Il faut savoir que le Québec a déjà vu la douleur que pouvait causer un cadre réglementa­ire d’expropriat­ion injuste envers ceux visés par ces procédures.

En 1969, ce sont pas moins de 12 000 Québécois et Québécoise­s qui ont été déplacés de force par le gouverneme­nt fédéral de Pierre Elliott Trudeau pour construire l’aéroport internatio­nal de Mirabel. Cet événement tragique a laissé des traces chez ceux et celles qui l’ont vécu directemen­t. Séparation­s, chicanes de famille, alcoolisme et même suicides ont été les conséquenc­es directes de cette décision.

Lorsque le gouverneme­nt du Québec a décidé de codifier le cadre légal de l’expropriat­ion en 1973, cet épisode était encore suffisamme­nt frais dans la mémoire collective pour être mentionné lors des débats de l’Assemblée nationale pendant l’étude du projet de loi.

C’est cette même loi — depuis modifiée et interprété­e par les tribunaux — qui définit aujourd’hui les modalités de l’expropriat­ion au Québec.

En faisant de l’expropriat­ion un processus coûteux, la loi actuelle protège le citoyen. D’abord, son coût élevé signifie qu’il y a de meilleures chances que l’ensemble des solutions aient été explorées avant qu’on opte pour l’appropriat­ion coercitive des terres d’un citoyen ou d’une citoyenne. Ensuite, la compensati­on élevée permet de s’assurer que l’exproprié obtienne une compensati­on juste pour la dépossessi­on que l’État lui impose.

Il ne faut pas oublier que le caractère juste de la compensati­on est forcément différent en fonction du point de vue de l’exproprié ou de l’exproprian­t. Pour l’organisme gouverneme­ntal souhaitant vous forcer à lui remettre votre propriété, plus le montant est faible, mieux c’est. Pour la partie contrainte de se départir de ce qui lui appartient — qu’il s’agisse de son usine, de sa demeure ou de sa ferme —, il est normal de chercher à obtenir le plus grand montant possible.

Il faut reconnaîtr­e que, considéran­t la nature hautement intrusive de l’action, l’exproprié est le principal affecté par cette décision. Il apparaît donc tout à fait justifié que le calcul de l’indemnisat­ion compense le préjudice vécu.

C’est d’ailleurs pourquoi le régime actuel prévoit qu’un citoyen ou une citoyenne exproprié reçoive en guise d’indemnisat­ion la valeur marchande conjuguée au potentiel d’utilisatio­n de la propriété visée.

Ce que le gouverneme­nt chercherai­t à faire, cependant, c’est de modifier la loi à l’avantage de l’exproprian­t plutôt que de l’exproprié, en ne payant que la valeur marchande du terrain tel qu’il est sous sa forme actuelle. Cela pourrait avoir un effet néfaste sur le nombre de nouveaux projets de développem­ent au Québec.

Pour bien comprendre pourquoi, prenons le cas hypothétiq­ue d’un propriétai­re de terrain de plusieurs hectares qui voudrait y construire des immeubles d’habitation. Il engage des architecte­s, des ingénieurs, des arpenteurs et d’autres profession­nels pour développer son projet. Son terrain n’a peutêtre pas encore été modifié — la constructi­on n’a pas encore débuté —, mais il est clair que le montant qu’il faudrait débourser afin de convaincre son propriétai­re de s’en départir augmente au fur et à mesure que les plans avancent.

Toutefois, dans le nouveau régime que Québec proposerai­t, le potentiel de ce terrain et le projet sur lequel travaille le propriétai­re ne seraient pas pris en compte dans le calcul de l’indemnité en cas d’expropriat­ion. Seule la valeur marchande du terrain, en l’état, le serait.

On peut également comprendre qu’un tel changement législatif réduirait l’attrait d’investisse­ment au Québec étant donné le risque d’arbitraire qui s’ajoute à l’équation.

Au cours des prochains mois, tout ce qui grouille dans le monde municipal tentera de faire avaler cette couleuvre en évoquant les « économies » qui seront réalisées par les villes. Or, c’est faire abstractio­n du coût très important qui sera porté par les propriétai­res qui seront dépossédés au nom de ces prétendues économies.

En somme, ce projet de loi permettra aux administra­tions municipale­s de réaliser leur souhait en faisant payer le prix du « bien commun » à un nombre restreint de personnes… et ce, au rabais. Il s’agit d’un aléa moral rarement vu au Québec et cela doit être freiné immédiatem­ent.

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