Le Devoir

100 ans de solitude au volant

- FRANÇOIS WILLIAM CROTEAU P.-d.g. de l’Institut de la résilience et de l’innovation urbaine, professeur et chercheur associé, François William Croteau a été maire de Rosemont–La Petite-Patrie.

Bien assis, seul dans ma voiture, j’ai régulièrem­ent fait le parcours quotidien reliant Terrebonne et Côte-des-Neiges pour me rendre à l’Université de Montréal. C’était dans les années 1990. La congestion n’était pas aussi dense qu’elle peut l’être aujourd’hui. Mais après une année de ce calvaire en solitaire, j’en avais eu plus qu’assez. J’avais alors pris la décision de déménager près de l’université et de vendre ma voiture. Ce choix, d’autres ne peuvent pas le faire ou ne voudront jamais le faire.

Cela fait des décennies que nous entendons chaque matin la chorale des chroniqueu­rs de la circulatio­n nous parler de bouchons, de congestion, de travaux, de cônes orange et d’autres entraves à la mobilité automobile. Être pris dans le trafic, soyons francs, ne fait le bonheur de personne. J’ose même croire que personne ne fait sciemment le choix de se jeter dans le trafic ; tous, nous le subissons. Mais quand nous sommes seuls dans notre voiture à l’heure de pointe, nous ne sommes pas seulement pris dans la congestion, nous sommes littéralem­ent la congestion.

Il faut se souvenir que nous avons collective­ment décidé de favoriser la mobilité individuel­le. Avant que le monopole de l’automobile ne soit prononcé, la mobilité était collective et active. On vivait en commun dans nos villes. Certes, direz-vous, qu’il y avait des charrettes et des chevaux, mais cette mobilité n’avait pas d’effet direct sur l’aménagemen­t des villes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici.

Lorsque nous abordons les enjeux de mobilité, nous débattons immédiatem­ent des moyens de transport. Pourtant, c’est une erreur de croire que le déplacemen­t des humains est le fond du problème. On doit se déplacer pour certaines raisons au quotidien, que ce soit pour le travail, l’école, les loisirs, la consommati­on et bien d’autres activités. On doit partir d’un point A à un point B. Dans la très grande majorité des cas, le déterminan­t du choix de notre moyen de transport sera la distance à parcourir. J’ajouterais aussi la sécurité et la conviviali­té des déplacemen­ts.

Le problème de la mobilité n’est donc pas un problème de moyen de transport, à la base, mais bien d’aménagemen­t du territoire. La liberté automobile a tout changé à nos perception­s de l’urbanisme. Pour favoriser la fluidité de la circulatio­n, les autorités compétente­s ont choisi de déconstrui­re nos villes en changeant la vision même de leur développem­ent. Alors que nous habitions des villes construite­s pour répondre à la mobilité humaine, nous avons commencé à fabriquer des villes pour les voitures.

Il faut se rappeler les discours de ceux qui découvraie­nt soudaineme­nt ce nouveau plaisir solitaire : à leur avis, les tramways dans les villes étaient la cause principale de la congestion. Depuis, nous avons réduit la largeur des trottoirs, élargi les routes et les autoroutes, étendu les villes encore et encore, toujours plus loin, et ce, avec toujours le même objectif : réduire la congestion automobile. Bilan des courses : non seulement on n’a jamais réduit la congestion, mais cette dernière est toujours plus dense.

Si nous voulons être en mesure de renverser la tendance, nous devons revoir la vision que nous avons développée de l’aménagemen­t du territoire. Il existe plusieurs concepts qui ont été mis en avant au cours des dernières années pour répondre à cette problémati­que. On parle de « transit-oriented developmen­t »(TOD), qui mise sur la convergenc­e de la mobilité et de l’urbanisme, tout comme la stratégie du « people-oriented developmen­t »(POD). L’idée de la ville 15 minutes s’impose aussi en misant sur des déplacemen­ts d’un quart d’heure pour tous nos besoins.

Ce sont là de bonnes idées, mais souvent, leurs principes ne s’appliquent pas aisément, sinon dans des villes où l’aménagemen­t est déjà favorable à la proximité. Il y va tout autrement dans les milieux urbains entièremen­t construits pour l’automobile. Un TOD au milieu de nulle part ne changera pas la mobilité des personnes si on doit prendre sa voiture pour la presque totalité de ses déplacemen­ts. À l’inverse, ajouter un TOD en plein milieu de Montréal, c’est défoncer une porte déjà grande ouverte.

Bien entendu, il faut offrir des transports collectifs structuran­ts à ceux qui ont de longs parcours à faire quotidienn­ement pour aller au travail. Cela va de soi. Toutefois, changer fondamenta­lement notre mobilité ne se fera pas sans mettre fin aux 100 ans de solitude qui nous ont permis de transiter de notre maison unifamilia­le à nos destinatio­ns quotidienn­es seuls à bord de notre royaume cylindré. C’est là que se trouve le grand défi des banlieues nord-américaine­s développée­s pendant le dernier siècle. Et ce n’est pas un petit défi. Il va falloir tout remettre en cause et même inventer de nouvelles formules en créant de la proximité dans des milieux tenus jusqu’ici pour improbable­s.

Nous avons mis moins d’un siècle pour transforme­r radicaleme­nt nos villes et expulser les humains du centre de nos préoccupat­ions. Culpabilis­er ceux qui sont pris seul dans leur voiture est contreprod­uctif. C’est l’urbanisme, le vrai coupable de ce cul-de-sac. Reconstrui­re nos territoire­s est impératif. Mais on devra mettre beaucoup moins de temps pour y arriver qu’il nous en a fallu pour tout défaire. Le défi est immense, le problème, entier, mais incontourn­able. L’arrivée en force du télétravai­l dans nos vies nous mène déjà ailleurs, dans le bon sens. Sommesnous prêts à rapprivois­er la vie en commun après 100 ans de solitude choisie ?

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