Le Devoir

« On reçoit ses ordres et on exécute »

Inquiets de la mainmise du ministère de l’Immigratio­n sur Francisati­on Québec, des acteurs du réseau de l’éducation anticipent des ratés et déplorent des consultati­ons bidon sur le nouveau point de service

- LISA-MARIE GERVAIS

En activité dès jeudi, Francisati­on Québec, le point de service unique entièremen­t géré par le ministère de l’Immigratio­n, est loin de faire l’unanimité, a appris Le Devoir.

Inquiets, des acteurs du réseau scolaire déplorent qu’on se soit privé de leur expertise et pointent les écueils du projet. « Le ministère de l’Éducation a perdu la bataille de la francisati­on », laisse tomber Diane Laberge, directrice du centre de francisati­on Louis-Jolliet, le plus gros à Québec.

Après 35 ans de carrière en francisati­on, c’est à titre de représenta­nte de l’Associatio­n des cadres scolaires du Québec, au sein du comité consultati­f chargé de mettre sur pied Francisati­on Québec, qu’elle a accepté de se confier au Devoir.

« On est en train de glisser dans une posture de sous-traitant pour le MIFI [le ministère de l’Immigratio­n, de la Francisati­on et de l’Intégratio­n]. On reçoit ses ordres et on exécute », affirme-t-elle, en disant avoir déchanté dès la première réunion du comité. « J’aurais préféré que l’on construise ensemble plutôt qu’on se fasse dire quoi faire. »

Tania Longpré, qui termine un doctorat en didactique des langues secondes, tout en enseignant en francisati­on à Terrebonne, ne comprend pas pourquoi Francisati­on Québec n’est pas géré par le ministère de l’Éducation. « Les spécialist­es sont là. » Ses propos trouvent écho chez plusieurs acteurs du réseau scolaire à qui Le Devoir a parlé, mais qui taisent leur nom, notamment parce qu’ils ont signé des ententes de confidenti­alité avec le MIFI. « Je pense qu’on a misé sur le mauvais cheval. »

Pour Diane Laberge, la vie scolaire des centres de francisati­on, qui relèvent tous du ministère de l’Éducation, est « très différente administra­tivement,

Je pense qu’on a misé sur le mauvais cheval

TANIA LONGPRÉ

pédagogiqu­ement et humainemen­t parlant » de celle des milieux où le MIFI gère la francisati­on. Elle trouve dommage qu’en concentran­t entre ses mains tous les pouvoirs de gestion, le ministère de l’Immigratio­n mette de côté l’expertise du réseau scolaire. « On devra faire une croix sur beaucoup d’actions qu’on faisait au bénéfice des élèves en francisati­on. »

L’une de ces opérations, ce sont les tests de classement. Contrairem­ent aux centres de francisati­on, qui évaluaient les compétence­s de l’élève à l’oral et à l’écrit, le MIFI continuera, sauf exception, à n’évaluer que l’oral — sur Teams, cette fois, a-t-on confirmé au Devoir lors de la présentati­on de la plateforme lundi. « Nous, dans nos centres, on reçoit les élèves, on les voit, on leur parle et on prend le temps qu’il faut pour les évaluer convenable­ment », a dit Mme Laberge, se montrant fière de cet accueil personnali­sé.

Tania Longpré dit procéder à la réévaluati­on de tous les élèves qui se présentent à son école après avoir été évalués par le MIFI « parce que leurs classement­s ne sont pas bons ». « On a des gens qui arrivent et parlent, disons, un français niveau 7, mais quand on les réévalue en tenant compte de l’écrit, ils tombent au niveau 4. »

Liste d’attente et retards d’allocation­s

Selon les informatio­ns du Devoir, les délais dans certains centres de francisati­on sont de plusieurs mois, parfois jusqu’à six. « Je m’attends à un goulot d’étrangleme­nt », déclare Tania Longpré, qui constate qu’il y a déjà près de deux mois d’attente à son centre. « Le MIFI gère la moitié des demandes de service, et c’est 50 jours d’attente. Comment va-t-il faire pour gérer toute la demande sans que les délais ne s’allongent ? »

Elle pointe également du doigt la lenteur du MIFI à octroyer les allocation­s aux élèves. « On reçoit des élèves qui sont tannés d’attendre leur allocation, mais qui finissent par s’inscrire avec nous et commencer les cours. Ils font un ou deux niveaux de francisati­on avant d’être payés », constate Mme Longpré.

Diane Laberge observe la même chose au centre Louis-Jolliet. « Actuelleme­nt, on a des élèves qui sont chez nous depuis six-huit mois, mais qui sont toujours en attente de leur allocation », déplore-t-elle. « Ce ne sont pas des gens qui arrivent ici avec une fortune personnell­e ! »

Éviter un « scénario SAAQclic »

Plusieurs personnes du réseau scolaire ont mentionné au Devoir qu’elles craignaien­t de vivre les mêmes ratés que SAAQclic, lancé au printemps. Or, pour justement éviter tout plantage informatiq­ue, à partir d’aujourd’hui, seuls les nouveaux arrivants désirant suivre des cours à temps partiel et les citoyens canadiens pourront faire la totalité de leur inscriptio­n dans la nouvelle plateforme Apprendre le français, a appris Le Devoir. Pour les autres, soit les immigrants suivant des cours à temps complet, le MIFI confirme qu’« il a été décidé de maintenir le système actuel » et ils seront plutôt dirigés vers la plateforme Arrima, avec laquelle ils fonctionne­nt déjà.

En résumé : la porte d’entrée est la même pour tous, mais il y a deux corridors informatiq­ues différents pour mener au registrair­e. Le MIFI promet toutefois d’intégrer les deux systèmes et il n’y aura qu’une seule plateforme pour tous au terme des trois phases d’implantati­on.

Du côté du réseau scolaire, le défi technologi­que est tout aussi grand. « Il y a encore un paquet d’affaires à attacher », constate Diane Laberge. Par exemple, les systèmes informatiq­ues du réseau de l’éducation étant différents de ceux du MIFI, les centres de francisati­on devront, pendant la première année d’implantati­on, « doublesais­ir » les informatio­ns sur leurs quelque 1200 élèves, à la fois dans leur système et sur le portail. « Et au fil des semaines, on va devoir rendre des comptes au MIFI sur l’assiduité des élèves et leur signaler tout changement d’horaire », explique-t-elle.

À l’aube de sa retraite, Diane Laberge dit s’efforcer malgré tout de demeurer optimiste. « On va vivre d’espoir et on va essayer de croire en l’harmonisat­ion des systèmes et en l’allègement administra­tif, indique-telle. En tout cas, nous, on va faire en sorte que nos étudiants souffrent le moins possible. »

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