Le Devoir

La grenouille et le boeuf

- MICHEL DAVID

Le premier ministre Legault ne sait plus quoi inventer pour justifier la hausse de 30 000 $ du salaire des députés à l’Assemblée nationale, qui en fera de loin les mieux rémunérés de toutes les provinces canadienne­s. Dans un premier temps, il a soutenu que tout père ou toute mère de famille a le droit de gagner « le plus d’argent possible » pour assurer le bien-être de ses enfants. Un droit que n’ont apparemmen­t pas les travailleu­rs du secteur public.

Constatant la faiblesse de son argument, M. Legault a rajusté le tir. « N’oublions pas que le Québec est une nation, qu’on a à gérer des pouvoirs identitair­es que d’autres provinces n’ont pas à gérer », a-t-il déclaré, précisant que les élus québécois demeureron­t quand même moins payés que les membres de la Chambre des communes.

Il est vrai que le gouverneme­nt du Québec assume des responsabi­lités dans des domaines, comme la langue ou encore l’immigratio­n, qui préoccupen­t généraleme­nt moins les autres provinces ou qu’elles préfèrent laisser aux bons soins du gouverneme­nt fédéral. On pourrait ajouter l’impôt sur le revenu, dont Ottawa assure la perception en totalité ailleurs qu’au Québec.

Si l’État québécois et ses employés, qui sont proportion­nellement plus nombreux que dans les autres provinces, ont plus de responsabi­lités, cela signifie-t-il que les députés travaillen­t davantage ? Le calendrier des travaux de l’Assemblée législativ­e de l’Ontario prévoit que les députés auront siégé 94 jours en 2023 ; à l’Assemblée nationale, on en prévoit 82.

Bien entendu, le temps consacré aux tâches législativ­es ne constitue qu’une partie du travail d’un député, qui doit aussi assurer une présence dans sa circonscri­ption. Il lui faut rencontrer ses électeurs, qu’il doit aider à résoudre leurs problèmes ou à faire avancer leurs projets. Sans oublier les BBQ, les soupers spaghetti et autres épluchette­s de blé d’Inde.

Le whip de la CAQ et député d’Arthabaska, Éric Lefebvre, a justifié la hausse de 30 000 $ en faisant valoir qu’il est à ce point occupé qu’il ne peut pas voir sa mère plus d’une fois par année et que ses amis ne prennent plus la peine de l’appeler durant la fin de semaine, sachant qu’il n’aura pas de temps à leur consacrer.

« J’ai 17 municipali­tés dans mon comté, et je dois avoir à peu près l’équivalent de 17 clubs des FADOQ [Fédération de l’âge d’or du Québec]. Les gens des clubs des FADOQ, je les vois trois, quatre ou cinq fois par année ; ma propre mère, une fois », a-t-il expliqué.

On ne doute pas que M. Lefebvre soit tout dévoué à ses commettant­s, comme le sont sûrement ses collègues de tous les partis, mais il n’y a aucune raison de penser que les députés des autres provinces ménagent davantage leurs efforts.

L’Assemblée nationale compte 125 députés, qui représente­nt 8,4 millions d’habitants. À Queen’s Park, il y en a 124 pour une population de 15,3 millions. Un député québécois représente donc environ 67 200 personnes, alors que son homologue ontarien en représente un peu moins de 123 400. On plaint tous ces parents ontariens qui sont privés du plaisir de voir leur enfant député plus d’une fois par année.

De toute évidence, les Québécois n’achètent pas l’argumentat­ion du premier ministre. Selon un sondage Léger commandé par Québec solidaire, 74 % d’entre eux désapprouv­ent la hausse projetée. Un pourcentag­e aussi élevé signifie que les électeurs de tous les partis s’y opposent, y compris ceux de la CAQ.

Prétendre que le gouverneme­nt ne fait qu’appliquer la recommanda­tion d’un comité indépendan­t composé d’un expert en ressources humaines et de deux anciens députés, une libérale et un péquiste, relève de la malhonnête­té intellectu­elle. Comment peut-on qualifier d’indépendan­t un comité dont le mandat était défini de façon si étroite qu’il excluait des composante­s de la rémunérati­on des députés aussi importante­s que les innombrabl­es indemnités et le régime de retraite exceptionn­ellement avantageux dont ils bénéficien­t ?

Entendre M. Legault servir l’argument de la nation était tout aussi désolant. Les députés de la CAQ veulent bien ce qui semble le meilleur des deux mondes à leurs yeux : un salaire digne d’un État souverain, à la condition que le Québec demeure une simple province.

La fable de La Fontaine à propos de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf vient immédiatem­ent à l’esprit.

« Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, Tout petit prince a des ambassadeu­rs, Tout marquis veut avoir des pages. »

On sait ce qui lui est arrivé.

[Legault] a soutenu que tout père ou toute mère de famille a le droit de gagner « le plus d’argent possible » pour assurer le bien-être de ses enfants. Un droit que n’ont apparemmen­t pas les travailleu­rs du secteur public.

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