Quand le test devient un obstacle à la résidence permanente
Une préposée aux bénéficiaires déjà intégrée et qui parle français confie au Devoir être coincée avec un permis temporaire à cause du test exigé
Grace parle pourtant français depuis une heure. La jeune femme de 30 ans connaît sa valeur : elle articule clairement et prend soin des aînés dans une résidence privée des Laurentides. Malgré un oeil de plus en plus assuré au fil de l’entrevue, son cri du coeur filtre à travers une voix très douce : « J’aimerais dire au gouvernement du Québec de nous donner la chance de s’intégrer, parce que nous sommes déjà là. Par exemple, j’ai servi le Québec pendant deux ans, en français », dit-elle.
Plus que tout, elle souhaite décrocher sa résidence permanente. Mais après trois tentatives, elle n’a toujours pas réussi à atteindre le niveau de français exigé pour déposer son dossier auprès du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).
La jeune femme de 30 ans vient en fait d’une région anglophone du Cameroun, elle a appris le français en vivant dans des villes francophones de son pays et au Québec.
Arrivée en 2019 avec le statut de travailleur étranger temporaire en agriculture, elle s’est réorientée vers le domaine de la santé durant la pandémie. C’est comme ça qu’elle a réussi à obtenir quatre permis de travail successifs, mais toujours temporaires : « J’ai besoin du test de français pour faire la demande de ma résidence permanente, donc ça a été le plus grand obstacle pour moi. »
Pour pouvoir s’installer définitivement, elle tente d’accéder au Programme de l’expérience québécoise, qui requiert obligatoirement un niveau intermédiaire de français, aussi appelé B2 ou niveau 7, selon l’échelle utilisée. On estime que pour l’atteindre, il faut avoir la capacité de tenir une conversation dans un contexte prévisible à propos de besoins courants et concrets.
Lors de sa première tentative, Grace a été évaluée comme possédant un bon niveau débutant, soit A2. Les deuxième et troisième tentatives se sont soldées par l’obtention du niveau B1, juste en dessous du niveau exigé.
Ce qui l’a le plus surprise est l’omniprésence de l’accent français lors du test : « J’étais vraiment étonnée quand je m’en suis rendu compte. Et après, quand tu vois tes résultats, ça vient de Paris. […] C’était fâchant et bizarre. » Tous les tests admissibles comme preuves de compétence en français pour le Québec sont en effet conçus en France et corrigés en partie là-bas.
Critiqués pour être peu représentatifs du français québécois, les tests comportent plusieurs autres défauts, comme l’a montré l’expérience du Devoir. Elizabeth Allyn Smith, linguiste et professeure à l’UQAM, n’est « pas du tout étonnée » qu’on puisse parler français et ne pas décrocher le niveau exigé par Québec, dit-elle : « Si vous êtes réticent, ça pourrait être lu par l’autre comme un manque de connaissance du français. » Dans la partie d’expression orale, il faut en effet meubler plusieurs minutes en posant des questions ou en essayant de convaincre une examinatrice.
Grace avoue être une personne « introvertie » : « J’ai été intimidée par les questions et mon stress était plus fort [que mes capacités] », raconte-t-elle. Le chronomètre qui défile, le vocabulaire spécialisé, la précipitation à lire et écouter en même temps, ainsi que des choix de réponse ambigus ont aussi pu jouer dans ses résultats, selon elle.
Même si elle témoigne à visage découvert, Grace a demandé qu’on taise son nom de famille, pour ne pas laisser une marque indélébile en ligne et retraçable par de futurs employeurs. Trois autres personnes ont raconté au Devoir leurs difficultés et leurs frustrations par rapport à ce test de français, mais n’ont pas accepté de tourner une vidéo. « C’est humiliant, et même aussi pour notre famille, qui attend qu’on ait la résidence permanente », a notamment affirmé un soudeur qui vit à Princeville.
Toujours remis
Aura-t-elle plus de chance lorsque les réformes annoncées récemment seront mises en oeuvre ? Québec veut notamment abaisser le niveau de français exigé pour les emplois moins spécialisés, comme celui de préposé aux bénéficiaires. Les changements entreront en vigueur au plus tôt à l’automne et certains aspects attendront 2024, a cependant indiqué la ministre de l’Immigration, Christine Fréchette, la semaine dernière.
La néo-Québécoise est découragée de toujours remettre son projet, et de devoir repayer les frais. Il en coûte entre 250 $ et 400 $ pour passer l’un des sept tests admissibles.
L’an dernier, elle avait décidé de tenter sa chance dans une autre province, avant de revenir au Québec, où elle avait déjà un réseau social et du soutien quelques mois plus tard. À l’annonce de son départ pour l’Alberta, les aînés dont elle prenait soin étaient consternés : « Ça m’a fait vraiment mal parce que même les résidents, les personnes âgées avec qui je travaillais étaient tellement tristes. Ils me disaient : “On te comprend bien, pourquoi tu dois partir ?” »
Le fait d’être temporaire la freine non seulement dans son projet d’avenir, mais l’empêche de retourner voir sa famille. Tant du point de vue financier que pour ses papiers, retourner au Cameroun est périlleux : « Tu ne sais pas si ton employeur va vouloir refaire ton permis ou si tu vas trouver un autre contrat », affirme-t-elle.
La région de Bamenda, d’où vient Grace, située dans le nord-ouest du Cameroun, connaît une crise violente depuis plusieurs années. Même s’il oppose les séparatistes anglophones au gouvernement central, le conflit n’a pas entaché sa relation avec le français : « J’aime la langue française. Même quand j’ai l’opportunité de parler anglais, je préfère parler en français. »
J’aimerais dire au gouvernement du Québec de nous donner la chance de s’intégrer, parce que nous sommes déjà là. Par exemple, j’ai servi le Québec pendant deux ans, en français.
GRACE