Le Devoir

La moyenne au bâton

L’intelligen­ce n’immunise pas contre la bêtise, pas plus qu’être un peu lent n’empêche l’occasionne­l eurêka

- Christian Vézina L’auteur est poète et homme de scène.

J’allais à la petite école. J’étais un bon élève. On me disait intelligen­t pour cause d’excellente­s notes. Moi, je n’en étais pas certain. Je pensais souvent à des niaiseries. J’en disais et j’en faisais aussi. Alors ?

À un pupitre derrière moi, dans l’autre rangée, prenait place un garçon qu’on disait bête. Sa moyenne était désastreus­e, il devrait recommence­r son année.

Pourtant, au drapeau, c’était un fin stratège. Et il connaissai­t les mots pour m’encourager au softball, moi qui avais la pire des moyennes au bâton. Alors ?

Alors, qui était bête ? Moi qui ne savais pas comment lui faire comprendre la règle de trois ? Ou lui qui m’a conseillé un coup retenu, question que j’atteigne, au moins une fois dans ma vie, le premier but ?

Tout ça ne me paraissait déjà pas très clair lorsqu’un jour, une institutri­ce — que je me retiens à deux mains de nommer — a embrouillé encore un peu plus mon petit dilemme intime.

Je vais à l’avant de la classe chercher ma copie ; j’avais raté la note parfaite par deux points. Revenu à ma place, pour faire l’intéressan­t aux yeux de ma blondinett­e voisine, je feins de casser ma règle dans un mouvement de dépit. Mal m’en prit. La Marylin à deux couettes s’écrie alors :

« M’dame, il veut casser sa règle ! » La prof, sûre qu’il s’agit du cancre officiel assis tout près, répond : « Laisse-le faire, c’est un fou. »

Alors, la charmante petite collabo de préciser :

« C’est Christian Vézina, m’dame. » Classe interdite. Moment de silence gêné. Verdict final de l’enseignant­e :

« Quand on veut casser sa règle, on est fou. »

Oui, messieurs dames, et vous l’aurez appris dans nos pages ! Jugement tranchant s’il en est. Plus à la Salomé qu’à la Salomon ! Mais voilà qui amenait beaucoup de grain à moudre au moulin de mes doutes…

Je moulinais d’ailleurs sur mon vélo quand j’aperçus, le samedi suivant, la première de classe qui, elle, ratait rarement la note parfaite, ni par un point ni par deux, et qui était assise sur sa galerie donnant presque sur la rue.

Le tableau ne manquait ni de charme ni d’humour. Il faut savoir qu’en ce village de mon enfance, on se serait cru au coeur d’un tableau de Marc-Aurèle Fortin. Entre coteaux et fleuve, le Chemin du Roy louvoyait parmi des maisons colorées, des érables luxuriants ; la lumière elle-même s’égayait d’y être. La touche d’humour venait de la présence de cette fillette assise dans une berçante telle une mémère, coiffée à la Nellie Oleson et trop bien mise. Élève modèle même un samedi matin !

Je m’arrête à sa hauteur, reste à califourch­on sur mon vélo ; nous placotons un peu. Soudain, quelque chose attire son attention… Me retournant, je vois sur le trottoir d’en face une jeune fille aux cheveux frisés, aux yeux en amande et au sourire ravi, qui tient la laisse d’un chien magnifique qui compte sûrement pour beaucoup dans ce moment de bonheur.

La jeune fille en question était ce qu’on appelait, en cette délicate époque, une « attardée ». Toujours est-il que la brillantis­sime première de classe l’interpella en ces termes : « Roxanne promène son semblable ? » Ce fut dit avec un large sourire. Devant ma réprobatio­n immédiate, elle rétorqua à voix basse, haussant les épaules : « Elle a même pas compris ! »

Et toi, chose, comprends-tu ce que tu dis ?

Moi, je crois que, sans être sûre de ce que signifiait le mot « semblable », Roxanne avait, au contraire, saisi beaucoup de choses…

Vous dire, vraiment et complèteme­nt, tout ce qui a animé les traits de son visage et la clarté ravalée par ses yeux, à l’instant où elle fut heurtée par cette poignée de mots lancés dans une grimace émaillée, me prendrait certaineme­nt plusieurs pages. Faisons bref.

De ce début de contenteme­nt produit par le simple fait qu’on s’adresse à elle jusqu’à sa solitude brusquemen­t renouvelée par son habituelle incompréhe­nsion du monde et de ses ruses, du profond besoin de simplement répondre à une gentilless­e par une autre jusqu’à sa sourde inquiétude devant ce sourire inhabituel, je voyais tout son matinal bonheur désarçonné, son vif et bref espoir déçu, sa crainte d’être en face d’une double moquerie d’autant plus cruelle que le sens lui en échappait, la repoussant, encore une fois, dans ses limitation­s.

Son beau sourire s’est figé, disparut, comme le chien, les érables, tout ; d’un coup, la lumière lui tournait le dos. Marc-Aurèle aurait jeté ce tableau au feu. Je sais bien qu’elle n’aurait pu le décrire ainsi. Pourtant, ce qui traversa son visage, en un instant, cette suite d’expression­s diverses, nuancées, subtiles, contraires, était d’une complexité qui dépasse de loin l’intelligen­ce des forts en math ou de ChatGPT.

J’ai appris quelque chose sur l’intelligen­ce, cette année-là, outre le fait qu’il y en avait différente­s sortes. Oui, j’ai compris, une fois pour toutes, une chose qui m’est restée et m’a souvent servi depuis. Quoi ? En gros, j’appelle ça la moyenne au bâton. Et l’intérêt de la chose est de relativise­r nos jugements à l’emporte-pièce, souvent bancals et superficie­ls.

En effet, dès qu’on a établi que quelqu’un est intelligen­t, ou génial, ou, au contraire, un peu niais, on a tendance à s’imaginer que tout ce qu’il fait et dit sera de cet ordre. Or, il n’en est rien. L’intelligen­ce n’immunise pas contre la bêtise. Pas plus qu’être un peu lent n’empêche l’occasionne­l eurêka. Tout ça est une affaire de moyenne au bâton, comme au baseball. Et, comme au baseball, un coup de circuit demeure un coup de circuit, même frappé par le plus mauvais joueur. De même qu’un retrait sur trois prises, avec les buts remplis, ne devient pas un succès du fait que le meilleur était au marbre.

Pourtant, on se contorsion­nera l’esprit pour trouver ce que le grand artiste a voulu signifier de génial lorsqu’il a roté au micro pendant qu’on suggérera que la trouvaille brillante d’un ancien cancre, pour régler un problème pratique sur son lieu de travail, n’est qu’un coup de chance. Or, c’est injuste.

Un grand auteur peut écrire de vraies banalités, dans un moment de fatigue. Un piètre humoriste peut se révéler un grand président, le temps d’une guerre. Une mélodie sublime le demeure, même inventée par un musicien sans grande envergure. Je sais qu’on dit qu’on reconnaît un arbre à ses fruits. Sans doute. Mais l’être humain porte des fruits très variés et changeants ; c’est probableme­nt pourquoi on le désigne souvent en pointant ce qu’il produit « en moyenne ».

Cette idée de moyenne peut aussi s’exprimer dans d’autres domaines, notamment l’éthique. Je me suis arrêté au domaine de l’intelligen­ce en raison de cette anecdote qui m’est revenue, probableme­nt parce que nous sommes en juin, mois marqué à tout jamais par l’évaluation scolaire, la remise des prix de fin d’année, le nettoyage des pupitres et le début des vacances. Peut-être aussi l’IA y est-elle pour quelque chose, qui nous oblige à définir mieux que jamais ce qu’est l’intelligen­ce humaine…

D’ailleurs, à la petite école, je suis certain que ChatGPT s’assoirait au premier rang de la classe, devant Nellie et moi. Pourtant, c’est un idiot. Son secret pour être premier ? Il triche : il a des caméras partout et copie sur tous les pupitres du monde en même temps !

Roxanne est plus intelligen­te que lui.

 ?? ARCHIVES DE LA VILLE DE MONTRÉAL FLICKR ?? Comme au baseball, un coup de circuit demeure un coup de circuit, même frappé par le plus mauvais joueur. De même qu’un retrait sur trois prises, avec les buts remplis, ne devient pas un succès du fait que le meilleur était au marbre, écrit l’auteur.
ARCHIVES DE LA VILLE DE MONTRÉAL FLICKR Comme au baseball, un coup de circuit demeure un coup de circuit, même frappé par le plus mauvais joueur. De même qu’un retrait sur trois prises, avec les buts remplis, ne devient pas un succès du fait que le meilleur était au marbre, écrit l’auteur.

Newspapers in French

Newspapers from Canada