Le Devoir

Deux poids, deux mesures dans la privatisat­ion du bien-être animal

On ne peut pas laisser l’industrie déterminer la légalité ou l’illégalité des pratiques

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Jamais, par exemple, ne laisserait-on à l’industrie pétrolière le pouvoir de déterminer elle-même ce qui constitue un niveau trop élevé de pollution

Sophie Gaillard et Alain Roy Les auteurs sont avocats ; la première est directrice de la défense des animaux et des affaires juridiques et gouverneme­ntales à la SPCA de Montréal et le second est professeur titulaire en droit animalier à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

Le mois dernier, la SPCA de Montréal a publié un manifeste signé par plus d’une trentaine de personnali­tés publiques issues de différents milieux, dont plusieurs scientifiq­ues et chercheurs de renom, réclamant que les conditions de vie des animaux élevés pour la consommati­on soient enfin réglementé­es au Québec, comme c’est le cas dans de nombreux pays à travers le monde. Depuis, ce sont plus de 28 000 Québécois qui ont appuyé la demande de la SPCA de Montréal sur son site Internet. En marge à ce soutien massif de la population s’est également fait entendre la voix de l’industrie qui allègue que la campagne de la SPCA est « exagérée » et « tirée par les cheveux ».

Même si, depuis 2015, grâce à une initiative menée par la SPCA de Montréal, le droit civil québécois reconnaît que les animaux — sans exception aucune — ne sont pas des biens, mais des êtres sensibles, tous les animaux ne sont pas égaux face à la loi. Loin de là. D’un côté se trouvent nos chats, nos chiens et nos autres animaux de compagnie, qui font l’objet d’une protection légale relativeme­nt stricte. De l’autre côté s’entassent les animaux destinés à la consommati­on, qui sont élevés et tués par millions au Québec derrière les portes closes de l’industrie, sans que l’État s’en soucie.

La raison est simple : la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal exclut les animaux d’élevage des principale­s protection­s — pourtant minimales — qui sont reconnues aux autres animaux, pourvu que l’industrie les traite selon les « règles généraleme­nt reconnues »… par l’industrie.

C’est donc l’industrie elle-même qui a le pouvoir de déterminer la légalité ou l’illégalité des pratiques auxquelles les animaux d’élevage sont soumis. Parmi ces pratiques se trouve notamment la castration des porcelets d’élevage sans anesthésie, un acte qui, en raison douleur qu’il génère, ne pourrait être posé à l’égard d’un chien ou d’un chat sans que son auteur s’expose à des poursuites pénales et à des amendes, voire à une peine d’emprisonne­ment.

Un conflit d’intérêts patent

En réponse à ces critiques, l’industrie brandit généraleme­nt les codes de pratiques du Conseil national des soins aux animaux d’élevage, une entité privée qui chapeaute le développem­ent et la révision périodique de lignes directrice­s relatives aux soins et à la manipulati­on des animaux d’élevage. Référant à ces codes de pratiques, le directeur général de l’Union des producteur­s agricoles, Charles-Félix Ross, a d’ailleurs déclaré à La Presse canadienne qu’il était « faux de dire qu’il n’y a pas d’encadremen­t, de recours ou de surveillan­ce dans nos élevages ». Remettons les choses dans leur juste perspectiv­e.

D’abord, contrairem­ent à la situation qui prévaut dans certaines provinces, ces codes n’ont pas force de loi au Québec — ils sont d’adhésion facultativ­e. En outre, ils sont principale­ment élaborés par des acteurs de l’industrie, qui sont majoritair­es sur les comités de développem­ent. Mais par-dessus tout, ces codes permettent plusieurs pratiques douloureus­es qui font l’objet d’interdicti­ons strictes ailleurs dans le monde. Pensons, notamment, au confinemen­t des truies dans des cages de gestation, une pratique interdite en Suède et dans une dizaine d’États américains, et à la castration des porcelets sans anesthésie, une procédure prohibée en Suisse depuis 2010.

Chez nous, dans les rares cas où les codes prévoient l’éliminatio­n graduelle de certaines pratiques particuliè­rement problémati­ques, l’industrie se ménage de longs échéancier­s s’étalant sur des périodes pouvant aller jusqu’à dix ans… qu’elle s’empressera de prolonger une fois le terme arrivé. Un exemple parmi d’autres : alors qu’il est question depuis 2014 de transition­ner vers le logement en groupe des truies, l’industrie fait aujourd’hui pression pour repousser le terme prévu de 2024 à 2029.

Dans certains secteurs, l’industrie se vante d’imposer aux producteur­s une pleine adhérence aux codes de pratiques. Même si c’était effectivem­ent le cas, le problème que soulève la régulation des pratiques de l’industrie par l’industrie elle-même reste entier. D’abord, les vérificati­ons destinées à assurer la conformité des pratiques ne relèvent pas de l’État, comme c’est le cas pour les règlements du gouverneme­nt, mais de l’industrie. Le conflit d’intérêts est patent.

Qui plus est, les sanctions appliquées en cas de manquement­s sont également déterminée­s par l’industrie. Enfin, puisqu’il s’agit d’un système de surveillan­ce privé, il n’est pas soumis aux mêmes exigences de transparen­ce et d’imputabili­té qu’un système de surveillan­ce public. Impossible donc pour les citoyens d’avoir accès aux rapports d’inspection.

Une telle autoréglem­entation serait considérée comme inacceptab­le dans d’autres secteurs. Jamais, par exemple, ne laisserait-on à l’industrie pétrolière le pouvoir de déterminer elle-même ce qui constitue un niveau trop élevé de pollution. On y verrait là une abdication inacceptab­le de responsabi­lité gouverneme­ntale. C’est pourtant ce que l’on tolère au Québec à l’égard des animaux d’élevage. Il est plus que temps que l’État se réappropri­e ce qu’il n’aurait jamais dû laisser entre les mains de l’industrie.

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