Le Devoir

Parler de la mort, un tabou à la biblio du Plateau

La poète en résidence Maude Jarry se heurte à une frilosité des gestionnai­res de l’endroit

- CATHERINE LALONDE LE DEVOIR

La poète Maude Jarry devait commencer début mai sa résidence d’écriture de six mois à la bibliothèq­ue du PlateauMon­t-Royal. Ex-embaumeuse, l’autrice de Si j’étais un motel, j’afficherai­s jamais complet (Ta mère, 2019) voulait en profiter pour inviter les usagers et les passants à des « conversati­ons autour de la mort, et à revisiter les liens qu’on entretient avec elle », pour nourrir son inspiratio­n.

Or, depuis le début du projet, des difficulté­s émergent, à cause du thème — la mort — choisi par l’autrice.

« Ne chantez pas la mort c’est un sujet morbide / Le mot seul jette un froid aussitôt qu’il est dit », chantait Léo Ferré en 1973. Et mardi dernier, en 2023, Maude Jarry annonçait sur sa page Facebook que « la cheffe de division de la bibliothèq­ue [du PlateauMon­t-Royal] s’est opposée dès le départ à [son] projet, qui souhaitait démocratis­er les conversati­ons autour de la mort ».

« Après des semaines d’ingérence et de tentatives de censure de leur part, ajoutait Mme Jarry, les gestionnai­res auraient décrété que mon sujet ne cadrerait pas avec l’arrondisse­ment du Plateau-Mont-Royal. (Donc, si ton but dans la vie c’est de devenir immortel, je te conseille fortement de déménager sur le Plateau, ils ont l’air d’avoir des bons trucs pour rester en vie éternellem­ent !) »

Depuis sept ans, des bibliothèq­ues de Montréal accueillen­t chaque année un auteur de la ville pour une résidence de six mois. Ce projet est le fruit d’un partenaria­t entre le Conseil des arts de Montréal (CAM) et l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), en collaborat­ion avec la Direction des bibliothèq­ues de Montréal.

Cette année, « assez rapidement, l’UNEQ a été informée de difficulté­s rencontrée­s entre les parties, difficulté­s qui semblaient se concentrer sur la thématique des travaux de l’autrice — la mort », a répondu le syndicat des écrivains au Devoir. « Si l’on peut concevoir que ce sujet est délicat et véhicule son lot d’inquiétude­s, il nous paraît essentiel de faire confiance à l’artiste retenue par un jury pour son expérience et sa capacité à aborder le sujet avec toute la sensibilit­é requise. Difficile de trouver sujet plus universel. »

Mort annoncée et malentendu­s

De plus, « les thématique­s, objectifs et propositio­ns de Maude Jarry étaient connus de tous puisque brillammen­t exprimés dans son dossier de candidatur­e »,

a ajouté l’UNEQ. Le choix des auteurs a été fait par un jury de cinq personnes, où les bibliothèq­ues pèsent lourd avec trois représenta­nts, dont un bibliothéc­aire du Plateau-Mont-Royal. Le jury se disait séduit par ce projet « qui vise à aborder le thème de la mort avec curiosité, franchise et fantaisie ».

« Une résidence d’artiste en bibliothèq­ue réussie repose beaucoup sur la qualité des échanges entre l’artiste et le personnel de ladite bibliothèq­ue », spécifiait l’UNEQ. « Depuis trois semaines, l’UNEQ est en relation avec le CAM, les représenta­nts de la bibliothèq­ue et l’autrice pour trouver la meilleure des solutions afin que chacun se sente à l’aise avec la situation et que l’artiste puisse bénéficier de toute la sérénité indispensa­ble à la création et à la médiation culturelle associée. »

Du côté du CAM, on affirme qu’on « défendra toujours la liberté d’expression des artistes et leur désir de poser des questions complexes ». « En fouillant des sujets parfois troublants, l’art enrichit les discussion­s dans nos communauté­s. Dans le cas de cette résidence, nous croyons que les différente­s parties impliquées sauront trouver une solution au bénéfice de tous. »

La poésie de Mme Jarry dans Si j’étais un motel… est politiquem­ent incorrecte, et c’est l’une de ses qualités. « S’il existe une poésie dans le trash, les motels de bord de route et les sacs de poubelle éventrés sur les trottoirs, si la mort, la déchéance et la maladie recèlent parfois des indices dorés du passage des fées, la poétesse Maude Jarry l’a compris depuis longtemps », disait Le Devoir dans sa critique.

Dès les premières pages, on lit « j’ai compris que tu étais / un homme de confiance / quand tu m’as confié avoir / déjà goûté ton sperme ». La narratrice parle plus loin de tentatives de suicide et de son obsession de la mort et de « toute la subtilité de la nuance / entre pas vouloir vivre / et souhaiter être morte ».

Alors que mardi matin, Maude Jarry annonçait l’annulation de sa résidence sur Facebook, dans la journée, les bibliothèq­ues du Plateau s’arrêtaient à démentir cette annulation sans discuter davantage la situation. Selon les informatio­ns obtenues par Le Devoir, une des solutions envisagées par les parties pour que la résidence se tienne sans que la poète ait à changer ses mots était de chercher une autre bibliothèq­ue pour accueillir le projet.

Promotion et lèvres cousues

« Les différents partenaire­s travaillen­t depuis quelques semaines à trouver une solution qui conviendra à tous », a expliqué Mme Jarry mardi en fin de journée, en précisant que la résidence n’était finalement pas annulée. « Je leur fais confiance et, à ce stade-ci, ma priorité est toujours de mener à terme la résidence et de démocratis­er les conversati­ons autour de la mort », a-t-elle conclu en refusant de faire plus de commentair­es.

Mercredi matin, changement de ton du côté des biblios : « [L’équipe de la Division de la culture et des bibliothèq­ues du Plateau-Mont-Royal] avait proposé à Mme Jarry de reformuler un titre d’activité et de retirer une phrase dans le descriptif pour favoriser la promotion auprès de nos usagers et cette option n’a pas été retenue par l’autrice. »

« Nous respectons son refus et notre souhait est de rétablir le canal de communicat­ion rapidement pour mener à bien cette résidence de création. Comme chaque fois que nous accueillon­s des artistes dans nos installati­ons culturelle­s, nous voulons que Mme Jarry puisse exprimer son art et ses idées en toute ouverture et liberté », a répondu Geneviève Allard, chargée de communicat­ions.

Le Devoir n’a pu parler directemen­t avec un responsabl­e du dossier au PlateauMon­t-Royal ou à la bibliothèq­ue.

Les résidences d’écriture des bibliothèq­ues de Montréal viennent avec une bourse d’écriture de 15 000 $ pour l’artiste (13 000 $ venant du CAM et 2000 $ de la bibliothèq­ue hôte.) Le projet artistique doit arrimer un projet de médiation culturelle avec les usagers des bibliothèq­ues. Cette année, L’Octogone accueille ainsi Lula Carballo et Côte-des-Neiges, Marie-Denise Douyon.

« Il n’y a pas beaucoup d’espaces où l’on peut réfléchir à notre propre finitude ou à celle de nos proches », écrivait en parlant de son idée Maude Jarry sur Facebook. « Avec ce projet, j’avais envie de créer un endroit où ce n’est jamais bizarre ou lourd d’aborder ces sujets-là. » Il semble que les lourdeurs n’aient pas été celles que la poète attendait.

« L’ex-embaumeuse en moi va aussi pouvoir répondre à toutes tes questions sur les coulisses de l’industrie de la mort et probableme­nt déboulonne­r quelques mythes au passage (juré, personne coud les lèvres des défunts ensemble !) », ajoutait-elle.

Alors que mardi matin, Maude Jarry annonçait l’annulation de sa résidence, dans la journée, les bibliothèq­ues du Plateau s’arrêtaient à démentir cette annulation sans discuter davantage la situation

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