Le Devoir

La poignante sincérité d’Airat Ichmourato­v

L’homme qui rit est un opéra sans âge, mais qui parle au coeur

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

En inaugurant les activités du Nouvel Opéra métropolit­ain avec la création d’un opéra confié à Airat Ichmourato­v, Marc Boucher et le Festival Classica ne pouvaient pas mieux illustrer la nécessité de ne pas mettre tous les oeufs lyriques métropolit­ains dans un même panier et de chanter l’opéra d’une autre voix en le regardant d’une perspectiv­e différente.

Airat Ichmourato­v est une vieille âme dans un créateur actuel. Ce faisant, il incarne quelque chose dont on pourrait doublement se moquer, d’une part à l’ère du communauta­risme et du tribalisme triomphant­s, d’autre part au terme d’une époque qui a voulu voir une sorte de « progrès dans l’art » par une complexité accrue du langage musical, se détachant de la compréhens­ibilité des mélomanes.

Universel et intemporel

Trouver dans Victor Hugo, dans L’homme qui rit, matière à un sujet d’opéra en se disant que l’auditeur fera le chemin pour en tirer les conclusion­s et actualiser le propos, alors qu’il est à la mode d’adapter des films ou de tirer de la vie de quelque célébrité plus ou moins récente matière à intéresser les médias, voilà bien une attitude de belle et grande vieille âme.

On remercie Ichmourato­v pour cela, car la sexualité refoulée de tel boxeur (Champion), les habiletés buccales d’une duchesse (Powder Her Face), les augmentati­ons mammaires d’une starlette (Anna Nicole), les amours insulaires de telle autrice (Yourcenar) apparaisse­nt tout d’un coup passableme­nt épiphénomé­nales par rapport aux enjeux philosophi­ques moraux et sociaux du texte d’Hugo, impeccable­ment et efficaceme­nt transformé en livret d’opéra par Bertrand Laverdure. Hugo remet ici sur le tapis la question de l’oppression des petits par les nantis et les puissants, assortie de bien d’autres considérat­ions, notamment sur la richesse, les apparences, la générosité.

Gwynplaine, enfant mutilé et volontaire­ment défiguré par une balafre qui lui donne l’air de rire, est en réalité un aristocrat­e. Il est recueilli, ainsi que Dea, jeune fille aveugle, par Ursus, homme de théâtre ambulant. En grandissan­t, Gwynplaine et Dea développen­t un amour profond et chaste. La vraie identité de Gwynplaine va refaire surface alors qu’il est un jeune homme à la conscience sociale très aiguisée.

De l’autre bord, la belle duchesse Josiane est attirée par ce personnage qu’elle a vu en spectacle, ce qui enrage son soupirant, Lord David. Josiane est entourée par le manipulate­ur Barkilphed­ro, qui va révéler son identité à Gwynplaine et extrader Ursus et Dea. Après un cinglant plaidoyer à la Chambre des lords (« Silence, pairs d’Angleterre ! […] Puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que j’ai vu ! Hélas ! en bas, quel tourment ! Le genre humain est au cachot. » — Victor Hugo), Gwynplaine se met à la recherche de Dea. Il la retrouvera épuisée, mourante.

Airat Ichmourato­v est une vieille âme dans un créateur actuel

Néosynthét­isme

Sur le plan musical, Airat Ichmourato­v est, on le sait désormais, un néoromanti­que. Mais on pourrait aussi qualifier son style de « néosynthét­isme » tant il englobe une « digestion de l’histoire du genre lyrique », qui va de Verdi à Puccini en passant par Prokofiev, Debussy (la manière de chanter), Offenbach (les atmosphère­s de théâtre ambulant, qui font penser aux Contes d’Hoffmann) et la comédie musicale.

Il utilise ce « polystylis­me » pour différenci­er les univers : il y a une musique du monde du spectacle et une autre pour l’univers du pouvoir. Sa méthode est limpide : il procède en tableaux sonores qu’il installe et sur lesquels il greffe le chant. Et ce chant, dans la grande tradition lyrique, comprend des airs et des ensembles.

Ichmourato­v sert particuliè­rement bien Fibi, l’amie de Dea (Sophie Naubert), avec un air irrésistib­le, mais Dea elle-même (Magali Simard-Galdès) et Josiane (Florence Bourget) se voient chacune distribuée un air très efficace au bon moment. En Barkilphed­ro, JeanFranço­is Lapointe, extrêmemen­t impression­nant, a un grand air de bravoure à la fin de l’acte I. L’air de Gwynplaine se situe à l’acte II où, découvrant qu’il est riche mais amoureux de Dea en dépit des avances de Josiane, Hugo Laporte chante « À quoi bon tout posséder si je ne suis pas riche du coeur ». Comme nous avons rédigé ce texte à partir de la répétition générale (la création tombant en même temps que le concert de clôture de l’OSM), nous ne pouvons commenter les prestation­s vocales.

Très bien habillé par des images numériques qui relaient le symbolisme hugolien (les épaves dans la neige au début, les bateaux qui ne lèvent jamais l’ancre à la fin), le spectacle mérite des reprises ailleurs au Québec et des représenta­tions scéniques lorsque le Nouvel Opéra métropolit­ain aura tous les moyens de ses justes et légitimes ambitions.

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