En petite enfance, tard, c’est trop tard
Agir tôt, qui permet de dépister le plus rapidement possible les retards de développement chez les 0 à 5 ans, a tout du coup de circuit. Contrairement à d’autres projets signatures du gouvernement Legault — pensons seulement aux clivantes maternelles quatre ans dont l’accouchement dans la douleur s’étire indûment —, le programme jouit d’un soutien unanime qui aurait dû lui éviter les fausses balles et les prises afin de lui permettre de traverser les tempêtes à sec. On apprend pourtant que la barque prend l’eau et que, pour plusieurs petits Québécois, elle est même restée à quai.
Le programme revendique plus de 20 000 enfants québécois « dépistés » jusqu’à présent, se félicitait récemment son architecte, Lionel Carmant. Une enquête du Devoir a toutefois permis de constater que ces chiffres, s’ils font bonne figure au cahier du ministre responsable des Services sociaux, cachent des retards indus et des promesses d’intervention non tenues.
La fenêtre d’action est très restreinte en petite enfance. Pour un risque de difficultés de langage élevé, par exemple, elle ne doit pas dépasser d’un à trois mois, selon les experts. Audelà de cela, le risque est grand de grever le développement du bambin. Avec Agir tôt, l’attente moyenne en orthophonie dépasse de beaucoup ce cadre idéal. Elle est d’au moins 10 mois dans une dizaine de régions, avec des pics qui vont jusqu’à trois ans par endroits, a découvert Le Devoir.
C’est non seulement inacceptable, mais cela va à l’encontre du principe premier du programme : garantir l’égalité des chances.
Dans le milieu, plusieurs ne se gênent plus pour rebaptiser le programme « Agir tard », « Agir à un moment donné » ou « Agir à moitié ». Le glissement est dur, mais pas injuste. Il est vrai que le vide que vient combler le programme est crucial. Agir tôt est une clé maîtresse pour structurer les services offerts à nos jeunes. Mais cela ne change rien au fait que la petite enfance n’attend pas la valeur des années pour fleurir ou dépérir. Elle se joue au présent, chaque mois apportant son lot de pas de géant à franchir.
Ainsi, en 2017, un peu plus d’un petit Québécois sur quatre entamait la maternelle lesté d’une vulnérabilité dans au moins un des cinq domaines clés de son développement. C’est pour eux qu’Agir tôt a été mis en place en 2021. On s’attend à ce que cette proportion soit encore plus grande dans la nouvelle Enquête québécoise sur la santé des enfants à la maternelle, à venir cet automne.
Or, ce poids, s’il n’est pas pris en charge, devient un boulet que l’inaction nourrit grassement. Un problème de langage non (ou mal) géré pourra ainsi engendrer des problèmes de comportement, d’adaptation, d’apprentissage, alouette. Cette litanie risque ensuite de s’inviter dans les classes, où le nombre d’enfants et d’ados traînant des plans d’intervention explose littéralement. C’est un cycle payant à briser : ses effets sont en effet appelés à durer, allégeant du coup nos écoles en crise.
Mais dépister tôt ne suffit pas, il faut aussi intervenir tôt. Pour la proportion de familles qui n’ont besoin que d’une aide ponctuelle et de quelques outils durables, Agir tôt remplit bien ce rôle. C’est là une énorme étoile au cahier de M. Carmant. Pour les cas plus lourds, toutefois, qui formeraient les deux tiers jusqu’aux trois quarts des enfants repérés, la machine hoquette et bloque trop vite. Raconté par notre reporter MarieEve Cousineau, le parcours du combattant de Joanie Méthot et de son fils de quatre ans en témoigne avec éloquence.
Les « clients » d’Agir tôt s’exposent à un mal commun dans nos réseaux publics : la segmentation des services. Il faut mettre fin à ces barrières dressées par prudence, habitude ou paresse. L’enfant n’est pas une balle de ping-pong. Il faut le rejoindre là où il est et lui offrir du soutien partout où il va. Le ministre Carmant est le premier à rêver d’une seule trajectoire de services pour les enfants repérés par Agir tôt. Il souhaite aussi que le programme s’invite dans les centres de la petite enfance. On pourrait ajouter à sa liste l’ajout de personnel pivot pour rassembler tout ce beau monde.
Si seulement son gouvernement lui donnait les moyens de ses ambitions. La CAQ a un sens aigu de la formule. Ses projets signatures, elle les bichonne et les vend avec conviction. Agir tôt est un vrai programme étoile. Le malheur, c’est que ce gouvernement est aussi un parent désinvolte. Sitôt sa création lancée dans l’univers, ses instructions données et ses ressources distribuées, il passe au projet suivant sans égard pour ceux qui doivent concrétiser sa vision sur le terrain.
Ce que montre notre enquête, hélas, c’est qu’Agir tôt ne remplit pas ses promesses après deux ans. Il faut éliminer les listes d’attente, réduire la paperasse, intensifier les interventions, structurer l’aide à hauteur des tout-petits et prioriser les plus vulnérables, nous disent le milieu et l’opposition en écho. Tout cela est vrai. Mais il faut surtout que la CAQ prenne conscience que ses créatures à peine nées ont besoin de son soutien indéfectible pour atteindre leur plein potentiel.