L’injustice en spirale
Un article paru cette semaine dans la revue scientifique The Lancet dévoilait un lien clair entre la discrimination raciale et les conséquences des changements climatiques sur la santé. « Le racisme tue. Les changements climatiques tuent », écrivent sans équivoque les auteurs. Leurs effets néfastes se combinent et contribuent à la marginalisation grandissante des populations déjà vulnérables aux inégalités de santé et aux injustices environnementales, tant dans le Nord que dans le Sud global.
La question des inégalités sociales face à la crise climatique n’est certainement pas neuve. Elle a été documentée, notamment, par le GIEC et une multitude d’autres chercheurs et d’acteurs sur la scène climatique. Chez nous, pourtant, les politiques publiques cumulent un certain retard ; les décideurs parlent peu d’inégalités environnementales, et encore moins de racisme environnemental — sans surprise, vu la faible propension (euphémisme du jour) du gouvernement du Québec à prendre acte des problèmes de discrimination là où ils se manifestent.
Un ouvrage collectif tout juste paru chez Écosociété vise justement à éclairer cet angle mort.
La nature de l’injustice, codirigé par Sabaa Kahn, juriste et directrice générale de la Fondation David Suzuki pour le Québec et l’Atlantique, et par Catherine Hallmich, ingénieure environnementale, part d’un constat : l’exploitation de la nature a avancé de pair avec l’exploitation des humains. Inversement, l’exploitation de la nature est facilitée par l’exploitation des humains et, sans surprise, ce sont les communautés marginalisées qui paient le plus fort prix.
Le livre propose ainsi de décortiquer différentes manifestations d’inégalités et de racisme environnemental au Canada, au Québec et à l’international. De manière synthétique, on y définit le racisme environnemental comme étant « le résultat de politiques ou de pratiques environnementales, intentionnelles ou non, qui affectent de manière disproportionnée des communautés racisées ou autochtones ».
Dans un chapitre consacré à la lutte des communautés afro-néo-écossaises contre la pollution et la destruction de leurs milieux de vie, Ingrid Waldron, professeure à l’Université McMaster, souligne en ce sens que l’aménagement de l’espace, des territoires ruraux comme urbains, est très clairement racialisé. L’espace, explique-t-elle, est organisé suivant des lignes de fracture certes socio-économiques, mais aussi (et même avant tout) des lignes raciales.
La première ligne de fracture est inscrite dans l’histoire coloniale du Canada. La militante Ellen Gabriel rappelle ainsi comment le pays s’est bâti sur la dépossession territoriale des peuples autochtones à travers la doctrine de la découverte, et que ce geste de racisme environnemental est fondateur de la société canadienne.
Aujourd’hui, explique encore Mme Gabriel, le Canada fait face à un paradoxe. Il embrasse les normes internationales sur les droits de la personne et les droits des peuples autochtones — en principe, du moins —, mais ses lois nationales restent attachées à une « doctrine raciste » qui reproduit la dépossession des peuples autochtones.
Non seulement la dépossession est continue, qu’il s’agisse de l’accaparement des ressources ou de la destruction des milieux naturels soutenant les modes de vie traditionnels, mais les territoires autochtones sont fréquemment exposés à des déchets toxiques et à des polluants que personne ne veut dans sa cour. D’ailleurs, le dossier du déversement illégal de déchets toxiques à Kanesatake, qui, ces derniers temps, (re)fait les manchettes en raison de l’inaction de longue date des autorités publiques, est probant.
« Le Canada n’a pas évolué, remarque Ellen Gabriel. Érigée en norme, la violence d’État constitue toujours une menace sous-jacente pour les Autochtones qui sont sur la ligne de front. »
Évidemment, les communautés allochtones font aussi face à leurs enjeux. Comme le souligne par exemple Jérome Dupras, professeur au Département de sciences naturelles de l’UQO, au Canada, le verdissement des villes a accordé peu d’importance aux inégalités sociales.
Historiquement, explique-t-il, les forêts urbaines ont avant tout été pensées pour leur fonction esthétique, sans égard aux services écosystémiques et à leur fonction sociale. Si bien qu’aujourd’hui, la canopée urbaine est biologiquement peu diversifiée, disparate et inaccessible aux populations marginalisées.
On a aménagé des espaces verts sans tenter d’endiguer la gentrification que ce verdissement pouvait induire. On a laissé les quartiers verdis devenir toujours moins accessibles, reléguant les populations moins nanties aux zones peu végétalisées. À Montréal, c’est frappant : la répartition de la canopée et des îlots de chaleur est directement liée au niveau de revenu.
De plus, les forêts dans les quartiers moins nantis sont plus fragiles parce qu’elles ont été moins bien pensées — si bien qu’elles risquent de disparaître, réduisant d’autant plus l’accès aux espaces verts dans certains quartiers. Prenez le cas des quelques boisés dans le secteur Assomption Sud–Longue-Pointe, dans l’est de Montréal, dont on évoque la pauvreté biologique pour mieux justifier leur sacrifice à l’exploitation industrielle…
Les exemples pourraient défiler longtemps. D’ailleurs, le livre en regorge.
La démonstration est claire. Les bonnes intentions « vertes » ne suffisent pas pour faire face aux conséquences de la crise climatique si l’on omet les inégalités sociales qu’elle reproduit et exacerbe, telle une spirale infernale. Les politiques publiques ne doivent pas traiter cette question comme une considération secondaire : elle devrait être le point de départ de toute réflexion.