Quelles données convaincront les enseignants ?
Personnellement, je leur fais confiance pour se laisser convaincre par ce qui est convaincant
Bien entendu, on n’enseigne pas comme on soigne. Mais en termes de transfert de connaissances entre la recherche et la pratique, il y a des similitudes entre les deux domaines.
Moi qui viens de la santé et suis maintenant en éducation, j’ai donc lu avec grand intérêt les deux lettres ouvertes qu’ont cosignées un grand nombre de professeurs de toutes les facultés des sciences de l’éducation québécoises dans le présent journal à propos de l’Institut national d’excellence en éducation (INEE) : « L’INEE, un institut de la naïveté par excellence en éducation » et « Comment jugerons-nous de l’excellence de l’école québécoise ? ». Je salue leur apport au débat public et, reconnaissant avec eux l’importance « des lieux de concertation et de mise en dialogue en continu » — y compris numériques —, je tiens à y répondre.
D’autant que je me suis déjà prononcé dans Le Devoir en me positionnant pour l’INEE dans une lettre ouverte publiée ici il y a environ un an… et que je ne voudrais pas le regretter si l’INEE diverge trop de l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS), qu’il est censé imiter.
Les signataires de ces lettres mentionnent à quelques reprises leur crainte d’une ingérence dans les choix pédagogiques des enseignants. Comparons cette idée avec la place que prend l’INESSS dans la pratique médicale. Les médecins sont les praticiens qui ont la plus grande autonomie professionnelle. Ils sont aussi ceux dont on s’attend le plus à ce qu’ils connaissent les lignes directrices promues par l’INESSS… et les appliquent. Cela ne limite pas leurs « initiatives créatives et innovantes », mais ramène celles-ci là où elles ont lieu d’être : dans l’adaptation des lignes directrices — valides au niveau d’une population — à une personne particulière.
Les lignes directrices disent à quelle dose commencer une médication ; mais ce sont l’effet primaire et les effets secondaires qui disent comment l’ajuster.
La créativité que ces professeurs appellent de tous leurs souhaits, c’est aussi celle de « notre communauté de chercheurs ». J’embarque. La recherche en éducation teste des interventions d’une originalité qui me renverse souvent, et qui n’a rien à envier à la prolifération de traitements médicaux. Mais ce qui est innovant n’est pas nécessairement efficace. Ces belles idées, il faut les soumettre à l’épreuve des faits — et, pour le bien des élèves, s’abstenir de promouvoir celles qui n’y ont pas résisté.
Preuves
La médecine basée sur des preuves (evidence-based medicine) est ancrée dans trois sources : les résultats de la recherche, les savoirs d’expérience et les préférences des patients. Curieusement, quand on a transféré le modèle en éducation pour parler d’éducation basée sur des preuves, on n’a gardé que les résultats de la recherche. Or, ceux-ci ne sont qu’un point de départ. Il est évident que la connaissance du contexte de pratique et l’expérience professionnelle sont nécessaires pour en affiner l’application. Mais ne pas partir des résultats de la recherche quantitative à grande échelle condamne à se fier à son intuition. Et c’est une telle idée qui déprofessionnalise l’enseignement.
Certains n’aiment pas l’utilisation du terme « preuve » pour les sciences humaines et sociales, voire naturelles : ils disent qu’on ne prouve qu’en mathématiques. Or, même en mathématiques, les théorèmes ont parfois une durée de vie limitée. Je n’ai rien contre l’idée d’abandonner le mot qui fâche, et avec lui son corollaire logique de « données probantes ». L’expression ne contribue en rien au débat, dans la mesure où le débat concerne justement ce qui est prouvé — et la mesure dans laquelle on a réussi à le prouver.
Parlons donc plutôt de « données convaincantes ». Les données collectées par une chercheuse et par une enseignante ne diffèrent pas en nature, mais en qualité — selon la méthode de collecte utilisée, par exemple, ou encore selon la largeur de l’échantillon. Une enseignante d’expérience n’aura eu tout au plus accès qu’à un échantillon de quelques centaines d’élèves. Certaines recherches ont étudié des échantillons de plusieurs dizaines de milliers d’élèves. Elles me semblent plus convaincantes pour indiquer quelle technique pédagogique utiliser d’emblée face à une classe qu’on connaît peu.
Les signataires disent que l’INEE devrait définir l’excellence. Il n’en a pas besoin. Est excellent en éducation ce qui atteint le mieux l’objectif établi pour l’école. Mais celui-ci est choisi démocratiquement ; pas par des experts. Les experts détermineront seulement les moyens les plus efficaces d’atteindre l’objectif. Et en la matière, tout ne se vaut pas. La recherche qualitative, qui ne vise pas à produire des résultats généralisables, ne devrait pas prétendre y arriver comme la recherche quantitative — qui, elle, peut le viser.
Ils soutiennent aussi que les enseignants résisteront, puisqu’ils sentiront qu’on les force à adopter des méthodes pédagogiques. Je leur fais confiance pour se laisser convaincre par ce qui est convaincant. J’ai l’impression qu’ici, les signataires commettent une « présomption de [l’im]pertinence du moyen » à propos de l’INEE et qu’ils ont décidé que les enseignants les y suivraient. C’est une drôle de conception de leur autonomie professionnelle.