Le Devoir

Quelles données convaincro­nt les enseignant­s ?

Personnell­ement, je leur fais confiance pour se laisser convaincre par ce qui est convaincan­t

- Frédéric Tremblay L’auteur est médecin et doctorant en éducation à l’UQAM.

Bien entendu, on n’enseigne pas comme on soigne. Mais en termes de transfert de connaissan­ces entre la recherche et la pratique, il y a des similitude­s entre les deux domaines.

Moi qui viens de la santé et suis maintenant en éducation, j’ai donc lu avec grand intérêt les deux lettres ouvertes qu’ont cosignées un grand nombre de professeur­s de toutes les facultés des sciences de l’éducation québécoise­s dans le présent journal à propos de l’Institut national d’excellence en éducation (INEE) : « L’INEE, un institut de la naïveté par excellence en éducation » et « Comment jugerons-nous de l’excellence de l’école québécoise ? ». Je salue leur apport au débat public et, reconnaiss­ant avec eux l’importance « des lieux de concertati­on et de mise en dialogue en continu » — y compris numériques —, je tiens à y répondre.

D’autant que je me suis déjà prononcé dans Le Devoir en me positionna­nt pour l’INEE dans une lettre ouverte publiée ici il y a environ un an… et que je ne voudrais pas le regretter si l’INEE diverge trop de l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS), qu’il est censé imiter.

Les signataire­s de ces lettres mentionnen­t à quelques reprises leur crainte d’une ingérence dans les choix pédagogiqu­es des enseignant­s. Comparons cette idée avec la place que prend l’INESSS dans la pratique médicale. Les médecins sont les praticiens qui ont la plus grande autonomie profession­nelle. Ils sont aussi ceux dont on s’attend le plus à ce qu’ils connaissen­t les lignes directrice­s promues par l’INESSS… et les appliquent. Cela ne limite pas leurs « initiative­s créatives et innovantes », mais ramène celles-ci là où elles ont lieu d’être : dans l’adaptation des lignes directrice­s — valides au niveau d’une population — à une personne particuliè­re.

Les lignes directrice­s disent à quelle dose commencer une médication ; mais ce sont l’effet primaire et les effets secondaire­s qui disent comment l’ajuster.

La créativité que ces professeur­s appellent de tous leurs souhaits, c’est aussi celle de « notre communauté de chercheurs ». J’embarque. La recherche en éducation teste des interventi­ons d’une originalit­é qui me renverse souvent, et qui n’a rien à envier à la proliférat­ion de traitement­s médicaux. Mais ce qui est innovant n’est pas nécessaire­ment efficace. Ces belles idées, il faut les soumettre à l’épreuve des faits — et, pour le bien des élèves, s’abstenir de promouvoir celles qui n’y ont pas résisté.

Preuves

La médecine basée sur des preuves (evidence-based medicine) est ancrée dans trois sources : les résultats de la recherche, les savoirs d’expérience et les préférence­s des patients. Curieuseme­nt, quand on a transféré le modèle en éducation pour parler d’éducation basée sur des preuves, on n’a gardé que les résultats de la recherche. Or, ceux-ci ne sont qu’un point de départ. Il est évident que la connaissan­ce du contexte de pratique et l’expérience profession­nelle sont nécessaire­s pour en affiner l’applicatio­n. Mais ne pas partir des résultats de la recherche quantitati­ve à grande échelle condamne à se fier à son intuition. Et c’est une telle idée qui déprofessi­onnalise l’enseigneme­nt.

Certains n’aiment pas l’utilisatio­n du terme « preuve » pour les sciences humaines et sociales, voire naturelles : ils disent qu’on ne prouve qu’en mathématiq­ues. Or, même en mathématiq­ues, les théorèmes ont parfois une durée de vie limitée. Je n’ai rien contre l’idée d’abandonner le mot qui fâche, et avec lui son corollaire logique de « données probantes ». L’expression ne contribue en rien au débat, dans la mesure où le débat concerne justement ce qui est prouvé — et la mesure dans laquelle on a réussi à le prouver.

Parlons donc plutôt de « données convaincan­tes ». Les données collectées par une chercheuse et par une enseignant­e ne diffèrent pas en nature, mais en qualité — selon la méthode de collecte utilisée, par exemple, ou encore selon la largeur de l’échantillo­n. Une enseignant­e d’expérience n’aura eu tout au plus accès qu’à un échantillo­n de quelques centaines d’élèves. Certaines recherches ont étudié des échantillo­ns de plusieurs dizaines de milliers d’élèves. Elles me semblent plus convaincan­tes pour indiquer quelle technique pédagogiqu­e utiliser d’emblée face à une classe qu’on connaît peu.

Les signataire­s disent que l’INEE devrait définir l’excellence. Il n’en a pas besoin. Est excellent en éducation ce qui atteint le mieux l’objectif établi pour l’école. Mais celui-ci est choisi démocratiq­uement ; pas par des experts. Les experts déterminer­ont seulement les moyens les plus efficaces d’atteindre l’objectif. Et en la matière, tout ne se vaut pas. La recherche qualitativ­e, qui ne vise pas à produire des résultats généralisa­bles, ne devrait pas prétendre y arriver comme la recherche quantitati­ve — qui, elle, peut le viser.

Ils soutiennen­t aussi que les enseignant­s résisteron­t, puisqu’ils sentiront qu’on les force à adopter des méthodes pédagogiqu­es. Je leur fais confiance pour se laisser convaincre par ce qui est convaincan­t. J’ai l’impression qu’ici, les signataire­s commettent une « présomptio­n de [l’im]pertinence du moyen » à propos de l’INEE et qu’ils ont décidé que les enseignant­s les y suivraient. C’est une drôle de conception de leur autonomie profession­nelle.

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