Le Devoir

Péril dans la maison démocratiq­ue

- BRIAN MYLES

Des sommités mondiales de l’intelligen­ce artificiel­le (IA), parmi lesquelles figure le chercheur montréalai­s Joshua Bengio ont formulé cette semaine une nouvelle mise en garde sur le risque que fait planer l’IA sur l’avenir de l’humanité. Dans un effort d’une remarquabl­e concision, leur missive en une vingtaine de mots a frappé l’imaginaire. Les 350 signataire­s, aux premières loges du développem­ent de l’IA, avertissen­t que leur créature pose un risque d’extinction de l’espèce humaine.

La liste des signataire­s comprend M. Bengio et Geoffrey Hinton, dépeints comme les parrains de l’IA moderne, de même que Sam Altman (l’homme à l’origine de ChatGPT chez OpenAI), Demis Hassabis (Google DeepMind) et Dario Amodei (Anthropic).

La lettre se veut davantage un appel à l’action qu’un pamphlet apocalypti­que. « La mitigation des risques d’extinction liés à l’IA devrait être une priorité mondiale au même titre que d’autres risques à l’échelle de la société, tels que les pandémies et les guerres nucléaires », écrivent-ils. C’est la deuxième sortie d’envergure des penseurs de l’IA, après l’appel à un moratoire de six mois sur le déploiemen­t des outils d’IA formulé en mars dernier.

Ces experts nous placent devant tout un paradoxe. Ils demandent une prise en charge par les États démocratiq­ues des risques inhérents à la sécurité qu’ils ont inconsciem­ment implantés au coeur de leurs systèmes déréglemen­tés. Dans la course à l’IA, ils ont trouvé le chemin le plus court vers la fonctionna­lité avec un prodigieux succès. Les dimensions éthiques et la sécurité des systèmes pour les individus et les institutio­ns démocratiq­ues n’ont sûrement pas trouvé leur juste poids dans la réflexion.

Leur cri d’alarme renvoie l’écho de Robert Oppenheime­r, le père de la bombe nucléaire, qui puisa dans les textes sacrés de l’hindouisme pour se dépeindre en « destructeu­r des mondes » lors de la hideuse formation du premier champignon atomique, le 16 juillet 1945. Oppenheime­r qui passera une partie de sa carrière à lutter futilement contre la proliférat­ion nucléaire et la course à l’armement. L’histoire ne manque pas de ces cruelles leçons. Par la grâce de son intelligen­ce supérieure, l’humain a libéré une force qu’il ne contrôle pas.

Rendons à Joshua Bengio l’intelligen­ce et l’humilité de reconnaîtr­e qu’il y a un problème de politique publique que les chercheurs ne pourront régler par eux-mêmes. En entrevue à la BBC, le fondateur de Mila se disait en perte de repères et éprouvé sur le plan personnel par la direction que prend l’IA. À sa décharge, personne ne pouvait prévoir que le génie sortirait de la lampe avec une telle vélocité. Il a fallu dix ans à Netflix pour atteindre la barre mythique de 100 millions d’usagers, environ quatre ans et demi pour Facebook et deux ans et demi pour Instagram. Pour ChatGPT ? Ce fut l’affaire de deux mois.

Lors de la récente édition de C2 à Montréal, Joshua Bengio s’est entretenu avec Yuval Noah Harari, l’auteur du best-seller Sapiens. Vulgarisat­eur hors du commun, M. Harari y est allé d’une métaphore percutante. L’évolution de l’IA, c’est comme si nous étions passés de l’amibe au tyrannosau­re en quelques années dans l’évolution des espèces. L’humanité a de prodigieus­es facultés d’adaptation, a-t-il dit, mais elle a besoin de quelques génération­s pour y parvenir. Les premières révolution­s industriel­les se mesuraient en siècles, celle de l’IA est une affaire de mois. Et elle n’a rien de comparable avec les précédente­s. C’est Harari, encore, qui fait remarquer qu’aucune avancée technologi­que avant l’IA n’avait le pouvoir de prendre des décisions autonomes et de générer des idées par elle-même.

Ce n’est pas l’IA comme telle qui pose problème, mais l’usage qui en sera fait par des humains mal intentionn­és. La désinforma­tion, la propagande, le remplaceme­nt d’emplois par milliers font partie des risques immédiats. Lutter contre les biais et le potentiel discrimina­toire des outils d’IA est une tâche urgente à laquelle les développeu­rs doivent s’atteler rapidement. L’éthique dans la recherche devrait précéder la réglementa­tion, car celle-ci sera inégale et imparfaite.

Certains pays, dont ceux de l’Union européenne (UE) et le Canada (avec le projet de loi C-27), sont à l’avant-scène des efforts pour encadrer l’IA. C’est du côté des régimes autoritair­es et despotique­s et des acteurs non étatiques mal intentionn­és qu’il faut craindre le pire… Et dans les démocratie­s où s’invitent des marchands de mensonges dans le débat politique.

Entre ces mains malveillan­tes, l’IA a le potentiel de remplacer la démocratie par la démagogie. La première ligne de défense passe donc par le renforceme­nt et l’expansion du carré démocratiq­ue partout dans le monde, ce qui ne sera pas une mince affaire. Les Altman, Hassabis et Amodei qui appellent les États-Unis à réglemente­r l’IA sont issus d’un courant de pensée qui a tenu l’État à distance de la révolution numérique depuis 30 ans au nom de la neutralité d’Internet, un principe confirmé récemment par la Cour suprême américaine. Ainsi, encadrer l’IA demandera un changement de paradigme au sein des démocratie­s, menacées dans leurs fondements tant par l’IA que par la philosophi­e du non-interventi­onnisme dans l’économie numérique.

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