Le Devoir

Il est temps de revoir l’évolution de l’IA et la conception des technologi­es

- Ted Hewitt L’auteur est président du Conseil de recherches en sciences humaines.

En 1939, le physicien de renommée mondiale Albert Einstein écrivait avec son collègue Leo Szilard une lettre au président Franklin Delano Roosevelt. Cette lettre, soigneusem­ent rédigée à la machine à écrire, avertissai­t Roosevelt des dangers de la recherche sur la fission nucléaire. Son contenu, ainsi que la réponse du président, aujourd’hui accessible­s sur Internet, nous rappellent le potentiel des avancées scientifiq­ues et les conséquenc­es imprévues qui en découlent.

Il est généraleme­nt admis que Roosevelt et d’autres chefs d’État n’ont pas tenu compte des avertissem­ents d’Einstein. Les bombardeme­nts de Hiroshima et de Nagasaki en 1945 en furent les conséquenc­es directes. Aujourd’hui encore, les armes nucléaires constituen­t pour les « superpuiss­ances » la première menace de destructio­n planétaire et le premier moyen de dissuasion. En même temps, l’anticipati­on, l’applicatio­n de moyens de protection et surtout les réglementa­tions gouverneme­ntales ont fait de la fission nucléaire une importante source d’énergie pour plusieurs pays qui n’ont pas facilement accès à d’autres formes d’énergie propre.

C’est la preuve qu’entre les mains de l’humanité, les avancées scientifiq­ues et technologi­ques ne sont pas neutres. Bien que la science réponde à d’importante­s questions concernant la nature des inventions, elle ne peut prédire toutes les possibilit­és associées à leurs applicatio­ns technologi­ques ni la façon dont les sociétés s’en serviront et y réagiront. Les êtres humains dirigent et encadrent ces nouvelles technologi­es, et sont les premiers à en ressentir les répercussi­ons.

Plus de 80 ans plus tard, nous nous trouvons dans une situation similaire et tout aussi potentiell­ement destructiv­e. Avec l’avancée rapide de ses technologi­es, tant les avantages que les inconvénie­nts de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) se font de plus en plus évidents. Encore une fois, la société est dépassée par le rythme effréné de l’avancée technologi­que. Elle ne peut même pas se protéger contre les dangers évidents de l’IA — perte d’emplois, manipulati­on d’informatio­n ou fraude — dans l’intérêt de partis nationaux ou internatio­naux. Même certains des premiers architecte­s et adeptes de l’IA, tant dans le milieu universita­ire que dans la population générale, sonnent l’alarme.

Au Canada, Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton, deux chercheurs éminents et leaders du domaine, ont publiqueme­nt dénoncé le développem­ent rapide de l’IA, ainsi que son utilisatio­n omniprésen­te, ses répercussi­ons possibles sur la société et le manque de réglementa­tion en la matière. Dans une lettre ouverte publiée en mars 2023, des leaders de la technologi­e déclarent que « les systèmes d’intelligen­ce artificiel­le dont l’intelligen­ce peut se mesurer à l’intelligen­ce humaine posent de sérieux risques pour l’humanité et la société ».

Cette lettre a été signée par 1300 personnes, dont Yoshua Bengio. Dans la lettre, les chercheurs demandent aux développeu­rs de l’IA de travailler avec des responsabl­es de l’élaboratio­n de politiques pour accélérer considérab­lement le développem­ent de systèmes de gouvernanc­e robustes, notamment par le biais d’un financemen­t public de la recherche sur la sécurité technique de l’IA et d’établissem­ents ayant les ressources nécessaire­s pour composer avec les perturbati­ons économique­s et politiques dramatique­s (en particulie­r pour la démocratie) causées par l’IA.

Comme l’a montré récemment le président américain, Joe Biden, en demandant à rencontrer les directeurs généraux des plus grandes firmes de technologi­es de l’IA des Amériques, les gouverneme­nts sont eux aussi de plus en plus préoccupés.

Mais nous ne sommes plus en 1939 ni en 1945. Au cours des années, le développem­ent des travaux de recherche internatio­naux a explosé dans toutes les discipline­s. Cette croissance a particuliè­rement touché les domaines associés aux sciences humaines, et notamment les discipline­s directemen­t liées à la compréhens­ion fondamenta­le du comporteme­nt et de la pensée humaine.

En 2012, un exercice de prévision de l’initiative Imaginer l’avenir du

Canada prédisait que les sciences humaines joueraient un rôle central dans la réponse aux répercussi­ons des technologi­es émergentes et dans l’atténuatio­n des problèmes mondiaux qui toucheront le Canada de façon importante au cours de la prochaine décennie. Avec le rythme de l’avancée technologi­que et, surtout, vu le développem­ent rapide de l’IA et des technologi­es quantiques, nous en avons besoin plus que jamais. Nous devons aussi écouter et apprendre pour mieux conscienti­ser la société aux répercussi­ons de la technologi­e et mieux en réglemente­r l’utilisatio­n sûre et responsabl­e. Il n’est pas trop tard.

Depuis quelques années, le principal organisme canadien de financemen­t de la recherche en sciences humaines finance plusieurs projets qui peuvent nous informer à cet égard. Teresa Scassa, de l’Université d’Ottawa, qui étudie l’intelligen­ce artificiel­le, le droit, la gouvernanc­e des données, la confidenti­alité des données et l’aspect légal du moissonnag­e du Web, Eran Tal, de l’Université McGill, qui travaille sur les implicatio­ns éthiques et sociales des mégadonnée­s et des algorithme­s de l’apprentiss­age machine, et Benoit Dupont, de l’Université de Montréal, qui mène des recherches pour permettre aux entreprise­s et aux organismes parapublic­s de mieux contrer les cyberattaq­ues grâce aux métriques de résilience : voilà autant de projets qui permettron­t de mieux encadrer l’usage de l’IA.

La science, la technologi­e et leurs modalités d’applicatio­n doivent être perçues comme des processus complément­aires et intégrés. Cela veut dire que nous devons travailler ensemble dès l’avènement d’une nouvelle technologi­e afin d’assurer une intégratio­n prudente des avancées scientifiq­ues, des modalités de leur mise en oeuvre, de leurs conséquenc­es probables ainsi que des éléments légaux et juridictio­nnels nécessaire­s. Nous devons canaliser toute l’énergie et la créativité de nos travaux de recherche, des sciences naturelles et de l’ingénierie aux sciences de la santé en passant par les sciences humaines. Notre présent et notre avenir en dépendent plus que jamais.

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