Le Devoir

Le vent tourne pour les tournées

La reprise des tournées hors de la province est difficile en postpandém­ie inflationn­iste

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Allusion, illusion. La compagnie Les 7 doigts de la main propose sept spectacles en ce moment, au Québec et à l’étranger. Le président-directeur général de la troupe circassien­ne demande pourtant de ne pas se laisser berner par cet apparent succès postpandém­ique. « Je dois le dire et le souligner : cette réussite ne se fait pas les deux doigts dans le nez et ce qui nous arrive ne doit d’aucune façon servir de leçon pour toute la communauté québécoise des arts de la scène », résume Nassib El-Husseini dès le début de l’entrevue faite pour exposer des cas concrets de compagnies artistique­s québécoise­s actives à l’étranger, proche ou lointain. « Je ne veux pas non plus être celui qui dit que tout va mal. »

Une étude de CINARS vient de documenter le recul des tournées. En 2022-2023, les trois quarts (77 %) des compagnies et des agences francophon­es qui organisent des représenta­tions hors frontières ont enregistré un recul de 30 % de leurs représenta­tions par rapport à l’année précédente. CINARS a pour mission de favoriser et de soutenir l’exportatio­n des spectacles nationaux.

La compagnie Les 7 doigts de la main, collectif réunissant autant d’artistes et d’occasions de créer, produit et tourne à

s’en étourdir. Au moment de l’interview, le p.-d.g. était passé par Québec pour la première de Pub Royal, comédie musicale des Cowboys Fringants, après un voyage au Mexique pour négocier de nouveaux contrats. Trois spectacles de la troupe sont présentés sur des bateaux de croisière ; deux (Passagers et Duel Reality) sont en tournée en Europe et en Asie ; Dear San Francisco occupe une salle en permanence en Californie. À ces 7 des 7 s’ajouteront en février une création autour de l’oeuvre du peintre Riopelle et une autre sur Broadway (Water for Elephants).

« Notre réalité changeait avant la pandémie, dit M. El-Husseini. Elle changeait avec la désaffecti­on des salles traditionn­elles par les nouvelles génération­s, qui privilégie­nt les écrans. Elle changeait avec nos états d’âme au sujet de l’écorespons­abilité. La pandémie a été un accélérate­ur des défis auxquels s’est ajoutée récemment l’inflation. Nous avons pris la décision de diversifie­r nos offres pour ne pas mourir. »

Des exemples ? Le Lab7 explore l’intégratio­n des technologi­es de pointe pour développer de nouveaux langages artistique­s. Des compensati­ons vertes font contrepoid­s aux contrats lucratifs sur les bateaux de croisière réputés pollueurs. L’installati­on permanente à San Francisco évite notamment les déplacemen­ts en avion.

« On s’adapte, on gagne du terrain, mais quand on fait un pas en avant, un nouveau problème nous ramène en arrière, dit encore Nassib El-Husseini. L’inflation pose un énorme défi en ce moment pour continuer à offrir de bons salaires et des spectacles de qualité. »

Seule ou avec les autres

Les 7 Doigts embauchent et font tourner des dizaines et des dizaines d’artistes et de technicien­s. Fou Glorieux offre l’exemple contraire d’une microcompa­gnie organisant des tournées de poche avec la danseuse et chorégraph­e Louise Lecavalier, parfois accompagné­e d’un technicien et d’éléments scénograph­iques. Elle offrira une vingtaine de représenta­tions ailleurs dans le monde cette année, contre environ 25 en 2019.

La compagnie de marionnett­es La Tortue noire évalue que les tournées lui coûtent grosso modo le double par rapport à il y a quelques années. En 2019-2020, la troupe a donné 46 représenta­tions à l’étranger, puis aucune les deux années suivantes, et quatre seulement en 2022-2023. Il pourrait y en avoir une quinzaine en 2023-2024, le reste de la soixantain­e de représenta­tions se faisant au Québec.

« On tournait beaucoup en France, où les budgets culturels ont diminué avec une tendance à vouloir diffuser davantage de production­s nationales, explique Sara Moisan, fondatrice de la Tortue noire en 2008. Nous avons aussi beaucoup plus de difficulté­s à recruter des technicien­s et des régisseurs pour les voyages. »

L’organisme Les Voyagement­s, voué à la diffusion du théâtre de création pour adultes à travers le Québec et la francophon­ie canadienne, a au contraire vécu un boom postpandém­ique. Ses principaux indices sont en la hausse avec 175 représenta­tions en 2018-2019 et 223 en 2022-2023 qui ont attiré 27 500 spectateur­s il y a cinq ans et 37 000 cette année.

« Au Québec, on a la chance d’avoir le CALQ qui a vraiment appuyé les diffuseurs avec la mesure de billetteri­e pour continuer d’avoir de l’audace dans leur programmat­ion, dit Hubert Côté, directeur adjoint de l’organisme à but non lucratif. Mais dans certaines provinces, c’est plus difficile sur ce plan-là. »

Les sorties nationales et internatio­nales assurent la vie et la survie des oeuvres de la scène. Des spectacles de la compagnie Marie Chouinard ont été présentés de manière intermitte­nte pendant deux décennies. « Le Québec et le Canada n’ont pas le bassin de salles et de publics pour faire vivre certaines pièces à long terme, résume Sara Moisan, d.g. de La Tortue noire. Circuler ailleurs dans le monde est une obligation de survie. »

Mickaël Spinnhirny, codirecteu­r de son agence éponyme, le sait très bien, et c’est pourquoi il s’interroge franchemen­t sur une part de responsabi­lité attribuabl­e à l’offre de spectacles pour expliquer la situation actuelle. « On entend beaucoup le milieu se plaindre des débouchés à l’internatio­nal, de l’impact de la pandémie et du manque de technicien­s sur les tournées, dit-il. Il faudrait aussi se demander si nos spectacles conviennen­t aux différents marchés ciblés. Si certains spectacles ne se vendent pas en ce moment, c’est peut-être aussi que l’offre devient beaucoup trop grande pour la capacité d’absorption. »

Il n’y a pas que la quantité. M. Spinnhirny ose aussi s’interroger à voix haute sur les qualités de certaines propositio­ns. « Les questions de société qu’on a actuelleme­nt au Québec ne sont peutêtre pas des questions qu’on va avoir sur d’autres marchés, où se posent souvent d’autres questions, dit-il. Des fois, je trouve que les oeuvres ne sont pas faites pour résonner avec des publics internatio­naux, même si, derrière, il y a des pressions pour tourner. Je pense qu’il faudrait penser à l’internatio­nal autrement. […] Les dernières années ont été difficiles et c’est certain que les propositio­ns plus lumineuses, plus généreuses et accessible­s fonctionne­nt mieux en ce moment. »

Les 7 Doigts n’offrent que ça, ou presque, et ça marche. Nassib El-Husseini rappelle que sa compagnie, comme toutes les autres en tournée, s’active dans le domaine des échanges culturels internatio­naux alors que les armes parlent fort en ce moment. Sa compagnie a arrêté deux shows à Moscou à cause de la guerre.

« Est-ce qu’on préfère mettre en avant les canons ou la diplomatie culturelle ? demande-t-il. Les tournées artistique­s posent des défis environnem­entaux et économique­s. Mais elles servent aussi à élever l’âme, à répandre la beauté et à instaurer un dialogue entre les humains, tout ce qui manque cruellemen­t en ce moment. »

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