Le Devoir

La cession de bail, de plus en plus utilisée, est menacée. Et alors ?

Le Devoir jette un regard sur les impacts concrets que pourrait avoir ce nouvel encadremen­t législatif sur le marché locatif

- ZACHARIE GOUDREAULT LE DEVOIR

Dans un contexte de crise du logement, alors que le recours à la cession de bail ainsi qu’à sa judiciaris­ation a grimpé comme jamais au cours des dernières années, le gouverneme­nt du Québec conférera sous peu aux propriétai­res la liberté d’accepter ou non le transfert d’un tel contrat locatif d’un locataire à un autre, sans avoir à se justifier. Quels impacts potentiels ce changement législatif aura-t-il sur les propriétai­res, les locataires et le marché locatif ? Le Devoir fait le point.

Les débats ont été longs et acrimonieu­x pendant la commission parlementa­ire qui a mené à l’adoption de l’article 7 du projet de loi 31. Celui-ci fait en sorte qu’un propriétai­re n’aura bientôt plus à fournir un « motif sérieux » — telle l’insolvabil­ité financière d’un individu — pour s’opposer à une demande de cession de bail. « C’est là où la discrimina­tion peut arriver et elle sera complèteme­nt unilatéral­e » de la part du propriétai­re, qui pourra refuser une cession de bail et résilier celui-ci sans avoir à se justifier, relève Daniel Crespo Villarreal, avocat spécialisé en droit du logement et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

« Ça permet aux propriétai­res de faire ce qu’ils veulent sans être objectifs. Ils peuvent dire : je ne l’aime pas, elle, je ne l’accepte pas », déplore Mathieu Morin, un locataire qui a récemment gagné sa cause devant le Tribunal administra­tif du logement (TAL) contre un propriétai­re qui avait refusé sa demande de cession de bail.

La cession de bail « instrument­alisée »

Créée en 1973 par le gouverneme­nt du Québec pour permettre aux locataires de partir avant l’échéance prévue de leur bail et d’éviter à des propriétai­res de se retrouver pendant plusieurs mois sans occupants dans leurs logements, la cession de bail a gagné en popularité dans les dernières années.

À cet égard, la commission parlementa­ire n’a pas permis de documenter le poids précis qu’occupent les cessions de bail sur les quelques centaines de milliers de locataires qui changent d’appartemen­t annuelleme­nt au Québec. Des données obtenues par Le Devoir font toutefois état d’une augmentati­on marquée, depuis 2017, des dossiers ouverts chaque année devant le TAL en lien avec la cession de bail. Ces recours ont généraleme­nt lieu lorsqu’un propriétai­re refuse une cession de bail. Certains locataires déposent alors une demande devant le TAL pour qu’il statue sur la validité du transfert de leur bail à un autre locataire.

C’est le cas de Tate Lejeune. Le locataire a réussi dans les dernières semaines à céder le bail de son ancien appartemen­t du quartier Petite-Patrie, à Montréal, après avoir obtenu à la fin du mois d’octobre un jugement favorable du TAL. Ce dernier a alors conclu que le propriétai­re avait évoqué des motifs « non fondés » pour rejeter cion de bail, qui a permis au nouvel occupant des lieux de débourser 545 $ par mois pour un logement d’une chambre à coucher. Il s’agit là d’un loyer nettement en dessous de la valeur du marché dans l’arrondisse­ment de Rosemont–La Petite-Patrie, où le coût mensuel moyen pour un appartemen­t de cette taille était de 840 $ l’an dernier, selon des données de la Société canadienne d’hypothèque­s et de logement (SCHL).

« Mon appartemen­t est dans La Petite-Patrie, un secteur en gentrifica­tion depuis des années, et j’ai eu la chance d’avoir un loyer abordable, relève Tate Lejeune en entrevue. Il y a beaucoup de gens de La Petite-Patrie qui sont forcés de partir en raison du manque de logements abordables, donc je voulais m’assurer que quelqu’un puisse bénéficier de ce bas loyer. »

Les associatio­ns de locataires constatent d’ailleurs que les appels sont de pluen plus nombreux de la part de locataires qui souhaitent procéder à une cession de leur bail lorsqu’ils doivent déménager, plutôt que de proposer à leur propriétai­re de céder celui-ci. La Corporatio­n des propriétai­res immobilier­s du Québec (CORPIQ) a pour sa part réalisé divers sondages internes qui font état d’une croissance marquée de leurs membres qui ont connu une cession de bail dans les dernières années.

« On est en train d’instrument­aliser la cession de bail », relève Daniel Crespo Villarreal, qui constate que les locataires se passent entre eux des baux locatifs pour conserver certains logements abordables. « Mais si on le fait, c’est parce que le mécanisme de contrôle des loyers est déficient », poursuit l’avocat.

À cet égard, plusieurs données montrent que lorsqu’un bail est résilié, la hausse du loyer imposée au locataire suivant est nettement plus grande que celle recommandé­e annuelleme­nt par le TAL. Un rapport de la SCHL mentionnai­t notamment en janvier dernier que le loyer moyen d’un appartemen­t de deux chambres à coucher a augmenté de 5,4 % entre 2021 et 2022, à Montréal. Or, « elle était de 14,5 % pour les logements ayant accueilli de nouveaux locataires et de 3,5 % pour ceux où les locataires étaient restés les mêmes », indique le document.

Vers une hausse des loyers ?

Dans ce contexte, M. Villareal appréhende qu’après l’entrée en vigueur du projet de loi 31, le recours à la cession de bail chutera au Québec, ce qui aura pour effet de contribuer à une hausse des loyers de nombreux logements dont le bail sera résilié en marge du départ de leurs locataires. Une analyse que partage Louis Gaudreau, professeur à l’École de travail social de l’UQAM et spécialist­e en matière de logement.

« La cession de bail est devenue, au fil du temps, dans un contexte qui a évolué, un rempart contre les augmentati­ons de loyer exagérées qui ont surtout lieu au moment du changement de locataire », relève l’expert.

La CORPIQ affirme pour sa part que cet article du projet de loi 31 aura pour effet d’améliorer l’état du parc locatif en donnant l’occasion à des propriétai­res de rénover des logements entre deux locataires, après avoir refusé une demande de cession de bail de la part d’un locataire. Actuelleme­nt, « le locataire écope de la détériorat­ion des logements sur le marché privé », fait valoir le directeur général de l’organisati­on, Benoit Ste-Marie. Il plaide en parallèle pour des investisse­ments gouverneme­ntaux massifs en matière de logements sociaux et abordables, pour loger les locataires les moins nantis.

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OLIVIER ZUIDA LE DEVOIR Créée en 1973, la cession de bail a gagné en popularité dans les dernières années.

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