Le Devoir

Une langue pour se connaître

- SARAH R. CHAMPAGNE LE DEVOIR

J’ai besoin du français pour parler avec mes amis et pour l’intégratio­n dans la société québécoise. En plus, j’ai besoin de la langue pour trouver un travail dans mon domaine. TWANA ALI

C’est différent entre écrire, écouter et parler. Les mots, on prononce ou on ne prononce pas les lettres, c’est difficile pour apprendre. CARLA MELO

Loin de la clameur politique des débats sur la langue, des milliers d’immigrants s’attellent chaque jour à la tâche d’apprendre le français au Québec. Le Devoir s’est invité dans une classe de francisati­on tout au long de la session. Aujourd’hui, quatrième semaine de cours, et on plonge un peu plus loin.

Il y en a qui veulent savoir la différence entre apporter et emporter. Pour d’autres, la distinctio­n entre revenir et retourner est déjà suffisamme­nt difficile à saisir pour cet après-midi. Dans le local de francisati­on de la rue Sainte-Catherine à Montréal, ils sont maintenant une quinzaine d’étudiants à former une classe. Après le flottement des inscriptio­ns de la première semaine de cours, la compositio­n du groupe a changé, quelques pays se sont ajoutés à la liste déjà longue. Deux étudiants qui maîtrisaie­nt déjà suffisamme­nt le présent et le b.a.-ba de la vie quotidienn­e ont aussi sauté de niveau.

Lors de la première visite du Devoir, on en était encore aux présentati­ons. Les phrases s’allongeaie­nt déjà, mais les écueils se dessinaien­t aussi.

On en est maintenant à la 4e semaine : « je peux », « je veux », « je dois », « j’ai besoin » et « il faut » devraient être des concepts acquis. On a donc appris les possibilit­és et les interdicti­ons. Deux questions sont maintenant incontourn­ables pour les apprenants : « Comment on dit […] ? » et « Qu’est-ce que ça veut dire ? ».

Même ceux qui partaient d’une connaissan­ce presque nulle de la langue peuvent maintenant aligner de 12 à 15 mots. Tirer du néant des syllabes et du sens dans une musique linguistiq­ue inconnue est un peu renaître au monde ; immigrer aussi, pour plusieurs.

Après avoir voyagé partout en Asie, cette femme d’origine chinoise en est maintenant à faire semblant de chercher un appartemen­t au téléphone : « Oui, bonjour, j’appelle pour l’appartemen­t », simule-t-elle avec le camarade devant elle.

Gaïssa, mère de famille d’origine syrienne, qui suit le cours de francisati­on avec sa fille Lial, retranscri­t méticuleus­ement les mots dans un cahier interligné. Plusieurs pages comportent des transcript­ions en arabe, d’une joyeuse calligraph­ie. Shane, un grand gaillard américain qui vit en plein centre-ville après avoir passé plusieurs années en Thaïlande, l’aide à reformuler sa question plus clairement en français dans cet exercice : « Est-ce que l’u-ni-ver-si-ty est proche ? » Il s’est inventé toute une histoire d’appartemen­t pour les fins de l’exercice et il joue avec emphase celui qui loue un appartemen­t sur le Plateau.

Il y a les chercheurs d’appartemen­t, et les vendeurs. Tout le monde a un accent. Tout le monde veut se faire comprendre et surtout, veut bien croire qu’un logement dans un beau quartier est à sa portée.

Chacun fait aussi son propre compromis entre le débit de parole, l’articulati­on et le réservoir limité de mots à sa dispositio­n.

Durant la pause, une autre étudiante, Mehrnoush, déballe quelques dolmas, des feuilles de vigne farcies au riz, en s’excusant de ne pas en avoir amené pour tout le monde. « C’est culturel. On fait la nourriture pour les autres en Iran », exprime-t-elle à la journalist­e, qui sort se chercher un café.

Loin des oreilles compréhens­ives de l’enseignant Michel Usereau, un étudiant tente de commander un sandwich au café du coin. La préposée francophon­e lui répond d’abord en français, puis en anglais après avoir perçu son accent. La commande se termine finalement en français, et en peu de mots. « Merci », lance l’étudiant un peu gêné.

Trouver le temps d’apprendre

L’exercice sur les appartemen­ts reprend. Twana Ali, un jeune homme kurde, est plus précis que les autres dans ses demandes : « Je veux un 3 1/2 avec 1 chambre. » Il s’invente aussi trois enfants, pour pratiquer ce dont ils auront besoin.

Son dictionnai­re personnel dans la langue de Tremblay est déjà plus imposant que celui des autres et il se permet d’invoquer des verbes au temps passé pour se raconter. « J’ai arrivé… Non : je suis arrivé au Canada en janvier 2017. Je venais des États-Unis. J’ai venu ici comme réfugié politique. Demandeur d’asile », décrit-il.

Il arrivait du Kurdistan irakien, où il a notamment vécu à Erbil. Il a atterri d’abord aux États-Unis, avant de se diriger vers la frontière canadienne. Après presque trois ans d’attente, il a obtenu sa résidence permanente. « Je cherchais la vie avec sécurité. Ma vie dans mon pays était en danger. Pour cette raison, je suis venu ici. »

Il est arrivé seul, sans proches ou amis, et tout lui semblait « très compliqué » les premières semaines. Son permis de travail a été octroyé rapidement et lui a permis de se mettre à travailler après quelques mois, malgré le choc de l’immigratio­n.

À son arrivée, « je n’ai pas le temps d’étudier, je travaille tout le temps », relate Twana. Aujourd’hui âgé de 35 ans, Twana dit « avoir honte » de ne pas parler français. Il affirme aussi avoir compris que « pour progresser », le français est un outil incontourn­able. « Premièreme­nt, j’ai besoin du français pour parler avec mes amis et pour l’intégratio­n dans la société québécoise. En plus, j’ai besoin de la langue pour trouver un travail dans mon domaine, qui est ingénieur mécanique. »

Sept heures par jour, cinq jours par semaine, durant 11 semaines : terminer même seulement le cours 1 en francisati­on est un engagement de taille. Le jeune homme étudie de 9 h à 16 h tous les jours, puis retourne chez lui, mange une bouchée en 30 minutes et se met au travail jusqu’à 23 h. « C’est beaucoup », dit-il laconiquem­ent.

À ses côtés, un profil différent, mais tout aussi motivé et occupé. Carla Melo, 23 ans, est arrivée du Brésil il y a tout juste six mois, durant la canicule de juin. Le soir, elle étudie le commerce internatio­nal au collège Greystone. « Le français est ma quatre… quatrième langue que je parle. Quand j’arrive, je parle zéro », résume-t-elle.

Ayant travaillé comme analyste financière, elle voulait ajouter deux cordes à son arc : des études au Canada dans son domaine, et la langue française. Un apprentiss­age difficile ? « C’est différent entre écrire, écouter et parler. Les mots, on prononce ou on ne prononce pas les lettres, c’est difficile pour apprendre. Mais je pense que c’est facile pour moi parce que le portugais, beaucoup de mots similaires. »

Tout de suite après ces échanges, Twana soupire et comprend qu’il aura « besoin de beaucoup de mots pour parler à quelqu’un ». La liberté dans la parole est plus lente à venir, même quand on maîtrise les exercices de « Monsieur Michel ».

La complicité bien installée entre les étudiants compense ce qu’il faut de patience. Le cours devient l’occasion non seulement d’apprendre, mais de se soutenir.

L’un d’eux a du mal à suivre ; il a manqué une matinée de cours plus tôt cette semaine et a eu ensuite le mal du pays. Un autre étudiant, Ibrahim, termine la classe avec son mot préféré jusqu’à maintenant : « Enchanté ! »

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