Émilise Lessard-Therrien face aux « taxes orange »
La nouvelle co-porte-parole de Québec solidaire aura le défi de convaincre les régions, soutiennent des acteurs locaux
Le « réflexe régions » d’Émilise LessardTherrien est une occasion en or pour Québec solidaire (QS) de devenir le parti « de l’urne et des rangs », estiment des acteurs locaux interrogés par Le Devoir. Ils lui lancent toutefois un avertissement : en dehors des grands centres, les « taxes orange » ne passeront jamais.
Émilise Lessard-Therrien a de grandes ambitions pour le parti qu’elle représente depuis dimanche à titre de co-porte-parole. L’ex-députée de Rouyn-Noranda–Témiscamingue espère que son accession à la tête de la formation de gauche permettra d’étendre les tentacules solidaires au-delà de la Vieille Capitale et de la métropole québécoise. « C’est plus clair que jamais : Québec solidaire, c’est le parti du Québec au grand complet », a-t-elle tonné dimanche, dans un discours de victoire prononcé devant quelques centaines de délégués, à Gatineau.
Dans les sondages, le portrait n’est pas aussi clair. Le dernier coup de sonde de la firme Léger accordait 15 % des intentions de vote à Québec solidaire, loin derrière la Coalition avenir Québec (30 %) et le Parti québécois (26 %). Un sondage publié plus récemment par la firme Pallas Data a vu le PQ dépasser la CAQ, sans que l’aiguille bouge pour QS (16 %). Derrière les pupitres du Salon bleu, une seule élue solidaire représente une circonscription hors Montréal et Québec : la députée de Sherbrooke, Christine Labrie.
Pour sortir le parti de l’immobilisme, Émilise Lessard-Therrien souhaite rallier un nouvel électorat : celui des régions et « de la ruralité ». Mme Labrie, qui s’était présentée contre elle dans la course au co-porte-parolat, lui a d’ailleurs donné sa bénédiction dimanche. « Comme solidaire de région, j’avais besoin que mon parti prenne cette décision-là, d’avoir une co-porteparole qui n’est pas de Montréal pour la première fois de son histoire », a-telle dit.
A priori, l’accession d’« ELT » au leadership d’une formation politique nationale est une « bonne nouvelle » pour les gens des régions, souligne la préfète de la MRC de Témiscamingue, Claire Bolduc, en entrevue avec Le Devoir. « On n’a jamais trop de voix pour parler des régions, dit-elle. Alors, moi, je pense que c’est une bonne chose. Pour rappeler notre importance, notre place. »
« Avoir une personne qui, chaque fois qu’il va y avoir des décisions de prises, apporte un côté rural, je pense que ça peut juste être bénéfique », ajoute le préfet de la MRC d’Abitibi-Ouest, Jaclin Bégin.
L’ex-député péquiste François Gendron, qui a représenté la circonscription d’Abitibi-Ouest pendant presque 42 ans, ne doute en aucun cas de la « vision pour les régions » de Mme Lessard-Therrien. « Elle veut développer ce qu’ils ne connaissent pas, et elle reconnaît que, s’il y a un parti qui n’a pas d’assises sur le développement régional, c’est bien Québec solidaire », avance-t-il à l’autre bout du fil.
Le défi, dit-il, réside dans la capacité de QS à franchir les ponts de l’île de Montréal. Malgré la présence de sa nouvelle co-porte-parole, le parti a toute une pente à gravir, selon lui. « Toutes leurs préoccupations ne sont pas de cet ordre-là. Leur bassin d’adhésion est montréalais », affirme-t-il.
Le fossé des « taxes orange »
En 2022, 34 des 47 circonscriptions où QS a perdu au moins 1 point de pourcentage du vote étaient dites « rurales ». Le parti a surtout échoué à convaincre les régions en 2022 à cause de ses propositions fiscales et environnementales, affirment les préfets de MRC sondés cette semaine par Le Devoir. Ces derniers pointent du doigt deux engagements précis : la surtaxe de 15 % sur l’achat des véhicules plus polluants et l’impôt sur les grandes fortunes.
« Les véhicules énergivores, oui, c’est vrai : on peut concevoir qu’il y a des gens qui n’en ont pas besoin. Mais il y a des gens, surtout en région, qui en ont besoin », constate le préfet de la MRC de La Mitis, dans le Bas-Saint-Laurent, Bruno Paradis. « De voir une taxe supplémentaire pour les gens qui en ont besoin pour leur travail, bien, c’est sûr qu’ils l’ont mal pris. »
Marcel Groleau ne cache pas son admiration pour Émilise Lessard-Therrien. Cette année, lors d’un conseil national solidaire, l’ex-président de l’Union des producteurs agricoles (UPA) avait produit une courte vidéo pour saluer son travail comme députée devant les militants du parti. « J’ai beaucoup de respect pour elle », lance-t-il en entrevue avec Le Devoir.
QS ne s’est pas attiré le même respect du milieu agricole en 2022. À la première semaine de la campagne électorale, le parti a proposé que les contribuables dotés d’un actif net de plus d’un million de dollars paient un impôt supplémentaire d’au moins 0,1 %. Dans le cas d’une succession, le modèle fiscal solidaire prévoyait que chaque dollar d’actif net au-delà d’un million serait imposé à 35 %.
Étant donné la valeur des terres et de l’équipement agricole, plusieurs fermes indépendantes auraient été touchées, constate M. Groleau. « La relève agricole arrive vite à ce millionlà », analyse-t-il plus d’un an après. Couplée à la surtaxe sur les voitures à essence, la proposition controversée a « fait mal » aux gens de la ruralité, selon lui. L’ajout par la suite d’une exemption pour les agriculteurs n’y a rien fait.
Lors d’un débat organisé dans les bureaux du Devoir pendant la course au co-porte-parolat, en novembre, Émilise Lessard-Therrien avait convenu qu’une meilleure consultation des régions aurait permis à Québec solidaire d’éviter les écueils de ce que François Legault a surnommé les « taxes orange ».
Maintenant qu’elle a reçu l’appui des délégués solidaires, Marcel Groleau lui donne un conseil. « Si un parti veut séduire une clientèle régionale, il faut que les gens, dans leur quotidienneté, ça ne les heurte pas directement », analyse-t-il.
« Parce qu’on adhère à de grands projets, enchaîne ce résident de Thetford Mines. Le projet environnemental, tout le monde comprend qu’il faut y adhérer. Mais taxer les voitures en région alors qu’on n’a pas de transport en commun, ça ne passe pas. […] T’es fait, t’es mort. »
Le co-porte-parole de Mme LessardTherrien, Gabriel Nadeau-Dubois, a déjà confirmé que les propositions fiscales de Québec solidaire seront réévaluées d’ici l’élection de 2026. La fin de semaine dernière, des délégués solidaires ont proposé d’exempter les véhicules à essence d’une proposition visant à retirer la TVQ sur les frais de réparation et les biens usagés. La décision de rejeter l’amendement a été saluée par « GND » pour son « pragmatisme ».
Justement, « les gens sont pragmatiques en région, constate Claire Bolduc. On a vu aux dernières élections que le programme de Québec solidaire pouvait, à quelques égards, nous faire peur. Dans ce contexte-là [Mme Lessard-Therrien] aura à faire le pont entre ce que disent les régions, ce qu’elle dit et comment ça se traduit dans les positions du parti. »
Même s’il s’est présenté en Estrie en 2022, comme Christine Labrie, le maire de la petite municipalité de Sainte-Camille, Philippe Pagé, a appuyé Émilise Lessard-Therrien dans la course au co-porte-parolat solidaire. Pour cet ancien candidat de QS dans Richmond, aucune candidate ne représentait mieux la ruralité que l’exélue du Témiscamingue.
À l’autre bout du fil, M. Pagé dresse un constat clair : « Notre marque, elle a à évoluer. On a des valeurs communes, les agriculteurs puis Québec solidaire. On a des valeurs communes avec les gens de la ruralité, qui travaillent ensemble, qui ont de l’entraide, de la solidarité. »
« Mais pourquoi un produit ne réussit pas à atteindre son marché ? C’est soit du marketing, soit une question de porte-parole, soit une question de message… » ajoute-t-il. « Puis, en le peaufinant avec une porte-parole qui vient de là, moi, je pense qu’on a l’occasion de mettre notre discours à la sauce régions. »
Depuis sa fondation en 2006, QS se targue d’être le parti « des urnes et des rues ». En s’emparant du leadership solidaire, Émilise LessardTherrien compte bien y ajouter deux mots : « les rangs ».
Comme solidaire de région, j’avais besoin que mon parti prenne cette décision-là, d’avoir une co-porte-parole qui n’est pas de Montréal pour la première fois de son histoire
CHRISTINE LABRIE