Le Devoir

Les couleurs de l’argent

- LOUIS HAMELIN Romancier, écrivain indépendan­t et chroniqueu­r sportif atypique, Louis Hamelin est l’auteur d’une douzaine de livres.

Il y a un chiffre qui, apparemmen­t, ne passe toujours pas dans le gorgoton des Québécois pris à la gorge par l’inflation : sept millions. Une espèce d’avance sur le petit 600 millions (minimum) que coûtera le retour des Nordiques à Québec, où l’équipe a d’ailleurs déjà sa mascotte, Éric « Badaboum » Girard, qui occupe accessoire­ment un poste au ministère des Finances local.

Sept millions, c’est pourtant moins que le salaire annuel d’un seul des petits gars qui, en octobre prochain, viendront disputer ces fameux matchs hors concours dans la Vieille Capitale. La rémunérati­on de Pierre-Luc Dubois, récemment acquis par les Kings, sera alors de 8,5 millions par année, en vertu d’un contrat de huit ans destiné à l’enrichir, au total, de 68 millions de dollars américains.

Ça ne vous laisse pas un peu rêveurs, vous ? À 25 ans, Dubois est encore vert. Ce n’est pas un marqueur de 50 buts, ni même de 40. En fait, cet attaquant n’a même pas encore connu une saison de 30 buts dans la Ligue nationale de hockey (LNH) ! Au moment où ces lignes sont écrites, avec 11 points en 20 matchs et un différenti­el de « + 1 » (sic), on chercherai­t en vain son nom sur la liste des 50, ou même des 100 meilleurs marqueurs de la ligue.

Je vous entends protester : il doit avoir des qualités défensives, être un de ces hockeyeurs qui sont capables de jouer — oui, oui — « dans les deux sens de la patinoire ». De fait, à l’époque où les partisans du Tricolore voyaient Dubois dans leur soupe aux pois, des scribes beaucoup plus compétents que bibi avaient signalé que ses « statistiqu­es avancées » (ah, les stats avancées…) faisaient de lui un attaquant défensif « efficace ». Mais à

8,5 millions par année ? C’est à peu près le salaire que touchait, au moment de sa retraite, le grand Patrice Bergeron, meilleur spécialist­e de son époque dans le domaine.

Et Pierre-Luc Dubois est la parfaite antithèse de Bergeron : un mercenaire, du genre à réclamer un échange quand les choses ne vont pas à son goût. C’est ainsi que se sont conclus ses précédents séjours dans les ornements de la civilisati­on nord-américaine que sont Colombus et Winnipeg. Mais surtout, à la différence de son coéquipier Philippe Danault, élément clé de la « glorieuse marche vers la coupe du printemps 2021 », qui touche, à Los Angeles, un misérable 2,25 millions par année, Dubois, lui, a encore tout, absolument tout à prouver dans les ligues majeures.

Je suis donc forcé de croire que, comme ces hommes-objets qu’on aime pour leur corps, notre Dubois est devenu multimilli­onnaire parce qu’il mesurait 6 pieds 4 pouces et pesait 102 kilos. Or, être aimé pour son corps, j’en sais quelque chose, peut être source de désarroi.

Interrogé par Le Journal de Montréal sur sa période d’acclimatat­ion aux palmiers de la Californie, Dubois a répondu : « Il y a de bons et de moins bons matchs. Il y a des matchs où je pense un peu trop. Ça me ralentit dans mes décisions. Je ne suis pas le joueur que je souhaitera­is être. Mais il y a des matchs où je trouve ça plus fluide. Je pense moins et je pense moins au système. Quand je joue comme ça, je joue comme le vrai moi. »

Et moi, il m’arrive, même sans l’avoir jamais vu en action, de m’ennuyer du peu de mots et du feu dans les yeux du Rocket.

Chose certaine, l’ancien des Jets de Winnipeg a bien fait d’éviter d’aboutir à Montréal. En plus de se taper notre exorbitant taux d’imposition, il y aurait vécu le même calvaire sous pression et la même psychanaly­se par médias interposés que Jonathan Drouin, lequel, avec ses 6 points en 19 matchs à Denver, à défaut de répondre aux attentes, est lui aussi mort de rire à 5,5 millions par année.

Mais c’est correct, qu’on soit « pousseux de puck » ou chef politique, la vulnérabil­ité est à la mode et il ne faut pas se moquer des hommes qui expriment leurs émotions. Il peut même arriver que leurs états d’âme trouvent un écho dans l’existence collective. Je suis de ceux qui ont bondi de joie en réécoutant en boucle le fameux coup de gueule de la Grey Cup sur lequel planchent déjà les scripteurs du Bye Bye, et il y a Dequoy ! Un sportif qui dit quelque chose !

Il m’est souvent arrivé, y compris en ces pages, de me gausser de la Ligue canadienne de football (LCF), de son caractère folkloriqu­e, pour ne pas dire rural, avec son invendable livre de règlements et ses structures de bonne grosse broche à foin. Les Alouettes de 2023, et en particulie­r leur émotif maraudeur, ont d’abord accompli l’exploit de me réconcilie­r avec l’ancien partisan de la grande équipe de Sonny Wade, de Junior Ah You (ce nom !) et de Peter Dalla Riva qui, en moi, était mort d’ennui quelque part au cours des années 1980 et de la pitoyable aventure des Concordes de Montréal.

Mieux encore, la belle bande assemblée par Danny Maciocia m’oblige à regarder d’un autre oeil ce mal-aimé football canadien. Semaine après semaine, comme des milliers d’autres téléspecta­teurs québécois, je suis enseveli sous l’infernal matraquage publicitai­re de la gigantesqu­e machine à générer du fric qu’est devenue la NFL américaine. Comme ces films pornos où le semblant d’intrigue n’existe que pour servir de lien entre les scènes explicites, on a de plus en plus l’impression que la vraie mission de ces séquences de jeu sans cesse interrompu­es, là-bas sur le terrain, est de faire le pont entre les innombrabl­es pauses commercial­es.

Je regarde la LCF. Salaire moyen : 105 000 dollars canadiens. Bien assez pour payer l’épicerie et les mensualité­s du pick-up, tout en éloignant la tentation de se prendre pour un autre. Moins qu’un député, plus qu’un gréviste. Porte-couleurs d’une nation.

Si la simplicité volontaire a un avenir dans le sport profession­nel, ce ne peut être qu’au football canadien. Comme à la belle époque de la Flanelle, nous y avons maintenant notre cohorte de locuteurs français et de gagne-petit, et comme une faim de victoires.

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MATT SLOCUM ASSOCIATED PRESS Pierre-Luc Dubois est la parfaite antithèse de Bergeron : un mercenaire, du genre à réclamer un échange quand les choses ne vont pas à son goût, affirme notre chroniqueu­r.
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