Pour qui sonne le violon des arts vivants ?
On aimerait pouvoir arracher à Molière quelques menus conseils sur l’état du théâtre ici et aujourd’hui. Sans tables tournantes, pas possible ! Seules nos petites lueurs glauques enregistrent les mutations ultrarapides des arts vivants et de leur public. Par ici, les nouveaux besoins à combler, les héritages à préserver, les créations vertigineuses à mettre au monde. Pas le temps d’appliquer du baume sur les plaies de nos modernités ; déjà le vent a tourné. Comment attirer les spectateurs devant la scène ? Seuls l’humour et l’émotion sont fédérateurs. Ça prend le départ d’un chanteur adoré des foules pour saisir à la gorge une assemblée. Ou des gags mitraillés par un humoriste pour la dérider. Les discrètes fleurs de l’art cherchent leur place au soleil.
Pourtant, à Montréal du moins, l’offre est foisonnante. Presque trop riche, en fait. Ça étourdit. Les salles de spectacle sont nombreuses. Ici et là, de nouvelles scènes vibrantes et allumées poussent à l’ombre des institutions établies. Des jeunes y inventent des mouvements inédits ou réenchantent la poésie de temps engloutis. La métropole s’éclate entre les spectacles de drag queens, les classiques revisités et les féeries réconciliant tous les genres.
Depuis qu’au milieu du XXe siècle la fréquentation des arts cessa de rimer avec le mot « péché », la scène de création a explosé chez nous entre quête d’identité et prouesses technologiques. Le milieu des arts vivants a produit tant de géants du théâtre, de la musique, de la danse et tutti quanti. De quoi se plaint-il ?
Des falaises qui s’érodent. De l’époque qui nous a transformés, sans qu’on ait eu le temps de voir venir. Commentant cette semaine un récent sondage de CINARS, un texte du Devoir en témoignait : les arts vivants paient encore le prix de la pandémie, à l’échelle canadienne par surcroît. Dans nos villes francophones si créatives, le milieu n’a pas réparé la fracture entre l’avant et l’après-COVID. Ça se voit à l’oeil nu. Moins de salles pleines, moins de tournées à l’étranger. Un amas de facteurs s’aligne derrière la désaffection du public. Les consommateurs se serrent déjà la ceinture à l’épicerie. Alors, acheter des billets pour le théâtre, la danse, le concert… Les artistes fragilisés ont besoin de revenus accrus. Or l’État providence craque, tandis que le portefeuille des particuliers se vide. Ouille !
Depuis le temps que la quête de culture générale n’a plus la cote. Les réseaux sociaux surfent sur des réalités parallèles en érodant le pouvoir de concentration des esprits. Hollywood offre en pâture culturelle des formules éculées plus souvent qu’à son tour. Hors des grosses machines qui font recette, bien des spectacles sont peu couverts par des médias qui en arrachent. Le populisme se glisse partout à la une des journaux, sur l’écran des télés, pour mieux courtiser la large audience. Rien pour former une relève d’amateurs culturels tissée serrée.
En l’absence de références communes, des spectacles fragiles peinent à passer la rampe. Des oeuvres ancrées dans les héritages collectifs visent désormais un public de niche, souvent aux cheveux gris. Les générations montantes explorent leurs propres veines culturelles, tels les baby-boomers de jadis. Mais la planète s’est déglinguée et les nouvelles technologies envoient tout le monde explorer des galaxies mentales qui nous déracinent.
Des habitudes de sorties se sont perdues au cours des confinements, exaltant les joies du cocooning devant l’écran maison. Bien sûr, d’irréductibles fous de culture arpentent la cité avec leur bâton de pèlerin. Reste que, si la consommation artistique d’un nombre accru de citoyens se réduit bon an, mal an à la lecture de trois best-sellers, au visionnement de 50 séries américaines à la maison et de dix blockbusters au cinéma, le milieu culturel a de quoi pousser des cris inquiets.
Dans un monde idéal, chaque tête de pipe aurait dès l’enfance appris à tutoyer les muses. Des sorties scolaires sont organisées à cet effet. Fort bien ! Hélas, seules les meilleures écoles du réseau public offrent de vraies lumières artistiques à leurs élèves. Ça les aiderait à affronter l’avenir en respirant par le nez. Mais qui peut compter sur un système d’enseignement en crise existentielle ? Des analphabètes fonctionnels ramassent des diplômes à la pelle. Les enseignants surmenés craquent : trop d’enfants à problèmes, des classes nombreuses, un manque de relève dans le métier. L’apprentissage de l’art reste pris dans le gorgoton collectif.
« Et voilà pourquoi votre fille est muette », nous répondrait par une pirouette Molière ressuscité, avant de filer presto vers d’autres paysages moins escarpés que celui-ci.