Leonard Bernstein, une odyssée par le disque
Loin d’un opportuniste complaisant, l’homme est un chef déterminé, réfléchi et marquant
Alors que le film Maestro de Bradley Cooper consacré à la vie de Leonard Bernstein prend l’affiche dans quelques salles le vendredi 8 décembre avant une très large diffusion sur Netflix le 20 décembre, il nous a paru intéressant de revenir sur la carrière du musicien, sur ses phases et sur ses enregistrements marquants.
Pour nombre de personnes, Bernstein, c’est West Side Story, un film, une bande sonore et quelques airs immortels. Auprès des musiciens et mélomanes viennois, Leonard Bernstein est le musicien qui leur a réappris les symphonies de Robert Schumann et de Gustav Mahler. Pour les Américains qui étaient d’âge scolaire au tournant des années 1960, c’était le chef investi des « Young People’s Concerts » à la télévision. Ces programmes éducatifs d’une heure sur des thèmes tels que « que signifie la musique ? », « qu’est ce qui rend une musique symphonique ? » ou « l’humour en musique » ont formé au moins deux générations de mélomanes, puisqu’ils ont été diffusés sur CBS pendant quinze saisons, de 1958 à 1972, à raison de quatre nouveaux programmes, ou thèmes, par saison.
L’aimant Leonard Bernstein attirait sur lui caméras et projecteurs. Il a souvent été incompris, surtout par les Européens, qui le snobaient. Mais à la première partie de sa carrière, documentée avec le Philharmonique de New York, a succédé dans les vingt dernières années une étonnante consécration européenne et, notamment, viennoise. Comment le disque reflète-t-il cela ?
Débuts
La carrière de Leonard Bernstein décolle très vite. Le jeune homme né en 1918, qui a fait ses études à Harvard et à l’institut Curtis de Philadelphie, est l’assistant de Rodzinski au Philharmonique de New York pendant la saison 1943-1944 quand Bruno Walter tombe malade peu avant un concert en novembre 1943. Bernstein le remplace avec succès et commence à se faire inviter. Il est aussi déjà un compositeur, qui a à son actif une 1re Symphonie (« Jeremiah »), le ballet Fancy Free et la comédie musicale On the Town.
Les débuts de Bernstein dans le monde musical sont donc instantanés, et à 27 ans il enregistre des 78 tours pour Victor : On the Town et La création du monde de Milhaud en 1945, « Jeremiah » en 1946, Un Américain à Paris de Gershwin en 1947. Avec sa 2e Symphonie (« The Age of Anxiety »), il passe en 1950 de Victor à Columbia (CBS, aujourd’hui Sony), qui sera son éditeur majeur pendant un quart de siècle, mais avec, déjà, des incartades, dont une très intéressante en 1953. C’est ce qu’on appelle les enregistrements « American Decca », qui ont ceci de particulier que Bernstein enregistrera en 1956 des analyses des cinq symphonies gravées (Beethoven, 3, Dvorák 9, Schumann 2, Brahms 4 et Tchaïkovski 6). Ces raretés ont été réunies en coffret par DG en 2004 et rééditées depuis.
Fondamentalement, le legs Columbia n’est pas chargé d’enregistrements monophoniques qui auraient entraîné des doublons à foison. Par contre, dès l’avènement de la stéréophonie, Bernstein devient l’un des chefs les plus prolifiques. Il faut préciser ici que le directeur musical du Philharmonique de New York dans les années 1950 n’était pas le jeune Bernstein, mais Dimitri Mitropoulos, l’un de ses mentors et amants, du moins l’un des plus précoces (Harvard 1938, selon le biographe de Bernstein Barry Seldes) et des plus efficaces dans sa carrière, celui aussi qu’il trahira avec le plus d’efficacité et de cruauté.
Pour la petite histoire qui nous rattache au film Maestro, selon le réputé biographe de Bernstein Humphrey Burton, c’est Mitropoulos qui, en 1951, conseilla à Bernstein de se marier
afin de dissimuler son homosexualité aux administrateurs de l’Orchestre symphonique de Boston. En effet, c’est à Boston, où oeuvrait un autre des mentors de ses débuts, Serge Koussevitzky, que Bernstein dirigea beaucoup dans les années 1950. Un coffret de documents de concerts publié par WHRA en 2013 retraçait cette période de sa carrière.
Stéréophonie
Revenons à la musique. Une fois Mitropoulos dégagé de New York, opération facilitée par une charge montée par le nouveau chef de la rubrique musicale du New York Times Howard Taubman en avril 1956 et la retraite de l’administrateur Arthur Judson, Bernstein devient le directeur musical en 1958. Il le restera jusqu’en 1969, mais on a l’impression que ce règne dura un quart de siècle tant son empreinte est importante.
L’année 1958 est celle de l’essor de la stéréo, et Bernstein se lance à fond dans l’enregistrement. Le premier enregistrement stéréo a lieu le 28 janvier 1957 à Brooklyn : la suite de L’oiseau de feu de Stravinski et Roméo et Juliette de Tchaïkovski. Il est publié en juin 1957 en mono et le sera en septembre 1958 en stéréo.
La pléthore d’enregistrements de l’époque empêchait le recul, mais deux disques sont phénoménaux : le Sacre du printemps enregistré en janvier 1958 et la Symphonie du « Nouveau Monde » du 16 avril 1962. Les disques vedettes de l’époque sont la 5e Symphonie de Chostakovitch (1959), qu’il réenregistrera de manière unique en 1980, la Rhapsody in Blue (1959), Billy the Kid et Rodeo de Copland (1960, suivi d’El Salon Mexico et d’Appalachian Spring en 1961), West Side Story (1961) et le début des enregistrements Mahler avec les Kindertotenlieder par Jennie Tourel, captés en février 1960, puis la 3e Symphonie en avril 1961.
Le cycle Mahler va évidemment marquer les années 1960 puisque Bernstein est, avec Solti, Haitink, Kubelik et Abravanel, le chef qui va enregistrer les premières intégrales des symphonies. On rappellera que Columbia était déjà présent sur ce marché avec Bruno Walter, mais ce dernier refusait de diriger les Symphonies nos 3, 6, 7 et 8. Les autres compositeurs qui auront beaucoup d’importance sont Schumann puis Haydn. La première symphonie de Sibelius, la 5e Symphonie, est gravée dès mars 1961. L’année suivante, Bernstein sera déterminant dans la reconnaissance du Danois Carl Nielsen. Il enregistre la 5e Symphonie à New York, tant et si bien que les Danois le convient à graver la 3e Symphonie chez eux en 1965.
Vienne
Dans les années 1970 se noue une relation d’affection, voire plus, avec Vienne. Elle est actée chez CBSColumbia à travers deux enregistrements d’opéras fabuleux : Falstaff avec Dietrich Fischer-Dieskau et Le chevalier à la rose avec Gwyneth Jones, Christa Ludwig, et Lucia Popp.
Dès lors, Bernstein deviendra une icône européenne. En France à l’Orchestre national, avec quelques enregistrements EMI qui ne reflètent pas tout à fait la fièvre de ses concerts, au contraire d’enregistrements Franck et Roussel chez DG et, surtout, à Vienne. DG lui fait enregistrer « l’intégrale Beethoven des années 1980 » (slogan de l’époque) sans s’apercevoir que le numérique va chambouler le marché du disque. Chez DG, le chef réenregistre Mahler, Brahms, Schumann, Mozart, Haydn. C’est aussi une période où il prend son temps, élargit les tempos. Cette attitude tient d’une volonté de soulignement musical qui peut aller jusqu’à l’emphase. C’est la différence entre son intégrale Mahler CBSSony et celle de DG, mais cette dernière est ô combien plus attachante malgré les possibles irritants, où justement grâce à cette unicité.
En soulignant le trait, Bernstein veut « transmettre », faire passer le message, ce qui nous ramène aux « Young People’s Concerts ». Il le fait, par l’alliance de l’esprit et du coeur, à ces enfants devenus grands. Si Mahler est emblématique, Schumann essentiel, Sibelius (nos 1, 2, 5) et Chostakovitch (nos 1, 6, 7, 9) renversants, on réécoutera aussi et surtout, du legs DG, tout ce qu’il a pu enregistrer de Haydn et de Mozart.
Certaines prestations ont été filmées, et on cherchera le finale de la Symphonie no 88 de Haydn à Vienne pour jauger la complicité qui s’était instaurée. Et on n’oubliera pas deux monuments : la Messe en ut de Mozart et son Requiem, abordé pour la première fois en hommage — ce qui nous ramène au film Maestro — à sa femme, Felicia Montealegre. Le moment inoubliable, unique, y est le lacrimosa. Il synthétise l’art de ce musicien entier et si attachant.
La bande sonore du film Maestro est publiée par DG sous la direction de Yannick Nézet-Séguin avec des extraits d’oeuvres de Bernstein, de Mahler, etc., DG 505 611