Montréal, un incontournable en matière de mode haut de gamme ?
Avec le départ imminent de la créatrice Marie-Ève Lecavalier, la réponse est loin d’être binaire
«Je considère que je n’ai pas à justifier mon travail. » La créatrice de mode Marie-Ève Lecavalier ne mâche pas ses mots pour exprimer son ras-le-bol. La Montréalaise qui a lancé sa marque, Lecavalier, en 2018, vient de décider de quitter le Québec après plusieurs années à se battre contre des moulins à vent. « Le but, c’est d’aller en France pour travailler et me reconnecter avec mon réseau. Là-bas, les gens comprennent ce que je fais, mon parcours », explique-t-elle entre deux démarches administratives d’immigration.
Si ses récentes collaborations avec Quartz et New Look se sont avérées fructueuses, Marie-Ève Lecavalier a toutefois dû mettre sa marque sur pause par manque de soutien financier des gouvernements et des organismes locaux. « C’est rendu impossible pour moi de faire ce que je veux ici. À partir de ce moment-là, je me suis dit que ça ne valait pas la peine que je reste. » En traversant l’Atlantique, la créatrice espère ainsi faire la rencontre d’acteurs réellement ancrés dans le milieu qui pourront aider Lecavalier à prendre de l’ampleur.
Pour Stéphane Le Duc, journaliste, animateur, enseignant et spécialiste de mode, la stagnation du secteur au Québec, qui pousse Marie-Ève Lecavalier à plier bagage, est frustrante. « C’est ironique, parce qu’il y a de grandes écoles de mode ici et beaucoup de talents », souffle-t-il. En effet, soulignons que la créatrice de 35 ans a, entre autres, remporté le prestigieux prix Chloé en 2018 avec une mention spéciale du jury, a été présélectionnée pour le prix LVMH pour les jeunes créateurs de mode l’année suivante et s’est vu décerner le prix Womenswear Designer Of The Year des Canadian Arts and Fashion Awards (CAFA) il y a un an.
En plus d’avoir fait ses preuves auprès d’Alexander Wang à New York et de Raf Simons à Anvers, MarieÈve Lecavalier a aussi participé à deux reprises à la Semaine de la mode de Paris. Pour ce faire, celle-ci n’a toutefois pu compter localement que sur du financement privé — de la Maison Simons et de Pierre Trahan d’Arsenal art contemporain notamment — et, dans une moindre proportion, sur le soutien de la SODEC. « J’ai toujours fait rayonner le Québec et le Canada. Je n’ai jamais caché d’où je venais et je suis fière de porter ça dans les concours et événements », ajoute-t-elle.
« Ça n’a aucun sens pour moi, étant la première femme canadienne à présenter officiellement à la Fashion Week de Paris, qu’il n’y ait aucun organisme gouvernemental québécois ou canadien qui a vu l’importance de faire partie de l’aventure », regrettet-elle amèrement. Pire encore, la créatrice confie avoir reçu d’importantes bourses de la Fédération de la haute couture et de la mode pour participer à l’événement parisien, même si elle n’est pas Européenne. « C’est moi, à bout de bras, qui ai porté ce projet-là grâce à mes contacts ici et là-bas. »
De son côté, Marie-Eve Faust, professeure à l’École supérieure de mode de l’UQAM, qui a par ailleurs compté Marie-Ève Lecavalier parmi ses étudiants dans les années 2010, croit qu’il manque certains maillons à la chaîne de la mode haut de gamme et de luxe au Québec. « On ne valorise pas assez notre potentiel, qu’il s’agisse de nos artisans ou de nos fibres naturelles », fait-elle remarquer. Idem pour les créateurs.
Une vision internationale est-elle la clé ?
S’il veut rester optimiste malgré tout, Stéphane Le Duc dresse un constat en demi-teinte : comment se fait-il qu’après tant d’années, Montréal ne soit pas déjà une destination incontournable en ce qui concerne la mode haut de gamme, tant à l’échelle du pays qu’à l’international ? Pour lui, il ne fait aucun doute que MarieÈve Lecavalier est un atout québécois
C’est moi, à bout de bras, qui ai porté ce projet-là grâce à mes contacts ici et là-bas [à Paris]
MARIE-ÈVE LECAVALIER»
indéniable « parce qu’elle valorise l’artisanat le plus possible et l’idée de ce qui peut être fait main rejoint le luxe ».
En outre, la nouvelle génération dont elle fait partie, avec des marques comme Lafaille, Tristan Réhel et Çanta, apporte une vision internationale à la mode montréalaise grâce à ses récompenses, mais aussi à l’ouverture au monde rendue possible avec les réseaux sociaux. « On sent qu’il y a des possibilités, mais avec peu de moyens, comme c’est le cas pour Marie-Ève », indique Stéphane Le Duc. Il estime que ces signaux sont encourageants, alors que les gouvernements demeurent frileux à l’égard des créateurs audacieux comme Marie-Ève Lecavalier, reconnue pour son sens de la narration vestimentaire par une clientèle allant du Japon aux États-Unis en passant par la France. Et c’est précisément cette approche singulière qui a valu à la créatrice l’appui inconditionnel des détaillants Simons et SSENSE dès ses débuts.
« Je suis en contact régulier avec les équipes de Holt Renfrew, qui me confirment que Dior et Chanel vendent très bien ici à Montréal. Mais si on parle de design avant-gardiste, c’est là qu’est le défi », poursuit Stéphane Le Duc. D’après l’expert en mode, la popularité de la marque Lecavalier doit peut-être d’abord passer par un succès à l’étranger, comme ce fut le cas pour l’entreprise Domrebel. « Les gens vont commencer à plus porter une marque ici parce que, tout à coup, le nom résonne », précise-t-il.
Même son de cloche de Marie-Ève Lecavalier. « Si on veut faire connaître ce qui se passe ici, il faut aller présenter ailleurs, où il existe des structures qui sont reconnues, pour avoir une crédibilité », affirme-t-elle. La créatrice pense qu’il est grand temps que les gens comprennent qu’il y a un intérêt ici, à Montréal, en ce qui concerne la mode. « Il faut qu’on sorte de notre cocon ! »
« Encore une fois, on parle beaucoup du marché local, mais on ne peut pas compter sur le consommateur seulement », signale-t-elle cependant, toujours en référence à la quasiabsence d’aide étatique.
Des efforts à faire sur l’éducation
La route sera longue et sinueuse avant que Montréal puisse se révéler pleinement au monde comme un bassin légitime de mode haut de gamme
« Le talent de Marie-Ève Lecavalier est exceptionnel », affirme MarieEve Faust. Mais pour la professeure à l’UQAM, la route sera longue et sinueuse avant que Montréal puisse se révéler pleinement au monde comme un bassin légitime de mode haut de gamme. « On a un certain manque de connaissances sur le savoir-faire des gens d’ici. On connaît aussi peu la valeur ajoutée d’un vêtement », déplore-t-elle.
Quant à Marie-Ève Lecavalier, elle se désole que le design ne soit pas plus pris au sérieux dans les médias québécois et canadiens. « C’est souvent amené comme une parade, un truc un peu fun ou facile », rapportet-elle. « À ce propos, pourquoi n’y aurait-il pas de Vogue Canada alors qu’il y en a au Mexique et en Ukraine, par exemple ? » demande la créatrice.
Son souhait le plus cher aujourd’hui ? Avoir un pied à terre des deux côtés de l’océan à long terme. En attendant, Marie-Ève Lecavalier campe fermement sur ses positions. « Je n’ai pas envie de quitter Montréal et le Québec, mais il faut que je me rende à l’évidence. L’accès au financement et aux structures de développement se trouve là-bas… »
À regarder ce qu’elle laisse derrière elle en partant, la créatrice évoque immédiatement les jeunes qui se forment actuellement en design de mode. « Le plus important à protéger, ce sont les gens qui créent quelque chose d’unique avec leur propre point de vue et qui ont des choses à dire », somme-t-elle, en guise d’au revoir, mais certainement pas d’adieu.