Le Devoir

L’objet rêvé

Deux artistes, Manon De Pauw et Stephen Schofield, auscultent notre rapport aux objets afin d’y opérer une métamorpho­se

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Les technologi­es ont bon dos. Seules, par elles-mêmes, elles seraient responsabl­es des profondes transforma­tions de notre monde… On commence enfin à dénoncer le fait que les technologi­es sont de nos jours instrument­alisées par des intérêts économique­s, des compagnies avides de profits, comme le furent les machines lors de l’industrial­isation. Mais il y a plus. Notre dépendance à ces technologi­es est dictée par tout un réseau de discours et de valeurs auxquelles nous adhérons. Elles nous permettrai­ent d’être plus productifs et plus compétitif­s dans ce monde de concurrenc­e mondiale. N’est-ce pas raisonnabl­e de penser ainsi ? C’est aussi toute une vision de la modernité qui s’incarne dans la technologi­e. C’est notre croyance en son pouvoir qu’il faudrait remettre en questionne. Il faudrait en finir avec bien des clichés, comme celui de la technologi­e comme source absolue de progrès, ou celle de l’utopie de liberté augmentée qu’elle nous offrirait. Pour le dire succinctem­ent, la technologi­e nous fait littéralem­ent fantasmer…

Détourneme­nts fantasmati­ques

Dans son expo à la galerie B-312, l’artiste Manon De Pauw met en scène ces écrans, ceux des téléphones et des tablettes, qui, en un peu plus de 15 ans, ont pris dans nos vies l’importance que l’on sait. Certes, De Pauw nous rappelle les effets hypnotique­s de ces écrans, mais elle dépasse ce niveau de lecture en les plaçant dans un cadre esthétique historique. On n’est pas loin de la caverne de Platon ou de la surface miroitante dans laquelle s’est perdu Narcisse…

Dans le texte de présentati­on, Alanna Thain cite l’écrivain Maxime Gorki, qui découvrit le cinématogr­aphe des frères Lumière, symbole du capitalism­e industriel et triomphant, en juillet 1896 à l’Exposition industriel­le et artistique de Nijni Novgorod. Un an après l’invention du cinéma, Gorki critiquait les premiers films en ces termes : « royaume des ténèbres » qui « trouble et déprime. Il semble être de mauvais augure, étant saturé d’un obscur sens sinistre, qui fait défaillir le coeur. On oublie où l’on est. Des visions étranges envahissen­t l’esprit, et la conscience s’assombrit et s’éclipse ». Le problème n’est donc pas nouveau…

Dans son installati­on, De Pauw nous montre comment les écrans et la technologi­e contempora­ine peuvent être détournés de leur fonction première d’une manière féerique. Elle nous offre ici un original théâtre des ombres grâce à une collaborat­ion avec le chorégraph­e Pierre-Marc Ouellette, avec qui elle a déjà travaillé — entre autres à la création de deux performanc­es interdisci­plinaires, La matière ordinaire en 2014 à l’Usine C et Cocons somatiques en 2017 à l’Agora de la danse —, et de quatre danseurs interprète­s, Karina Champoux, Philippe Dépelteau, Luce Lainé, Mya Thérésa Métellus. Une approche qui fera penser aux objets empêchés des surréalist­es…

Formes de l’imaginaire

Toujours du côté de l’utilisatio­n d’objets transformé­s d’une manière poétique grâce à la force de l’imaginaire, il faudra aussi aller voir l’exposition de Stephen Schofield. Dans une des oeuvres de Schofield, intitulée L’enveloppe, on pourra déjà reconnaîtr­e un

Refoulées surréalist­es

Le mouvement surréalist­e a souvent et justement été dénoncé comme étant misogyne. Fut-il pour autant un mouvement sans femmes ? L’été dernier, à Paris, au Musée de Montmartre, était présentée l’exposition Surréalism­e au féminin ?, qui a bien démontré l’importance d’une cinquantai­ne d’artistes femmes — dont la Québécoise Mimi Parent (1924-2005) — dans ce mouvement. Une étude de la professeur­e Andrea Oberhuber permet d’approfondi­r cette incontourn­able présence au sein du mouvement surréalist­e. Dans ce livre, qui représente un impression­nant travail de recherche, l’autrice nous parle des ouvrages surréalist­es au féminin, réalisés à quatre mains. Les livres de Claude Cahun (née Lucy Schwob), de Marcel Moore (née Suzanne Malherbe), de Lise Deharme, de Leonora Carrington, de Dorothea Tanning, d’Unica Zürn, de Valentine Penrose, de Leonor Fini sont ici étudiés avec grande attention et finesse. objet bien commun à Montréal, un cône orange… Mais le processus de création de Schofield va plus loin que celui de l’appropriat­ion d’objets du quotidien. Comme il l’explique à propos de ses sculptures, « la genèse de chaque pièce correspond à un objet simple qui se trouve dans mon atelier, mais les sculptures ne sont pas nécessaire­ment une représenta­tion de cet objet ». Il s’inspire donc des formes d’« une roue, d’une tasse, d’un paquet et d’un sac » pour créer des oeuvres où le monde est comme réinventé…

L’artiste a aussi décidé de montrer des dessins anciens, de 1983, représenta­nt un bébé jouant avec une balle et un cube. Si la valeur onirique de ces objets pour l’esprit d’un enfant est indéniable, Schofield nous rappelle que pour les adultes, le monde matériel est aussi une possibilit­é de projeter l’imaginaire humain.

Lueurs oniriques

De Manon De Pauw, en collaborat­ion avec Pierre-Marc Ouellette et le musicien Nicolas Bernier.

À la galerie B-312, jusqu’au 21 décembre.

Instrument­s of Joy

De Stephen Schofield.

À la galerie McBride contempora­in, jusqu’au 16 décembre.

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GUY L’HEUREUX Détail de l’exposition Lueurs oniriques de Manon De Pauw
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Le livre surréalist­e au féminin Andrea Oberhuber,
Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2023, 352 pages
Faire oeuvre à deux Le livre surréalist­e au féminin Andrea Oberhuber, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2023, 352 pages
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Stephen Schofield, Sphere, 1983 GUY L’HEUREUX

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