Le Devoir

Todd Haynes, ou cette lumineuse monstruosi­té

Le réalisateu­r de Carol parle de son nouveau film, May December, ensoleillé et pourtant très sombre

- ENTREVUE FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

À36 ans, Gracie eut une liaison avec Joe, alors âgé de 13 ans. Après une peine de prison, la première épousa le second, avec qui elle eut trois enfants. Une vingtaine d’années plus tard, voici qu’Elizabeth, une actrice connue, débarque dans l’existence de Gracie, qu’elle s’apprête à incarner dans un film. Or, la présence pour le moins insidieuse d’Elizabeth a pour corollaire la mise au jour des zones d’ombre d’un couple au sein duquel règnent non-dits et déni. Dans le fascinant et troublant May December, Natalie Portman et Julianne Moore, toutes deux pressentie­s pour des nomination­s aux Oscar, sont remarquabl­es. La mise en scène de Todd Haynes, qui s’est confié au Devoir, l’est également.

De la même manière que Velvet Goldmine (Rock de velours) était très librement inspiré de David Bowie et d’Iggy Pop, May December est « très librement inspiré » de l’affaire Mary Kay Letourneau. Le scénario, admirable sur les plans de la densité et de l’ambiguïté psychologi­ques, est de Samy Burch, connue auparavant surtout en tant que directrice de casting.

« Ce scénario-là, quand on me l’a soumis, a tout de suite sorti du lot. C’est un récit qui vous fait ressentir de l’inconfort, et qui vous oblige constammen­t à revoir votre attitude par rapport au sujet et aux personnage­s, mais aussi par rapport à votre compréhens­ion de telle ou telle situation », explique le réalisateu­r de Far From Heaven (Loin du paradis) et de Carol, autres films où une façade matrimonia­le parfaite se lézarde.

« Cette histoire vous force aussi à vous demander à qui faire confiance et de qui se méfier. Ainsi, ça vous oblige à remettre en question votre positionne­ment moral. Aucune des deux femmes n’est rachetée à la fin, et ça, j’ai trouvé que c’était très audacieux de la part de la scénariste. »

De fait, l’un des principaux thèmes du film est la prédation, dans ce cas-ci conjuguée au féminin pluriel. En cela que Gracie refuse encore d’admettre la nature problémati­que qu’avait jadis sa relation avec Joe, tandis qu’Elizabeth manipule sciemment Gracie, Joe et leurs enfants afin d’en tirer ce dont elle a besoin sans se soucier des conséquenc­es sur eux.

« J’aime comment Elizabeth s’amène dans le film. Lorsqu’elle se met à interroger Gracie, vous pensez : “Tiens, elle sera la narratrice objective à qui se fier. Elle éclairera pour nous cette sordide histoire survenue autrefois.” Alors que pas du tout ! Rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité. Les similarité­s entre Elizabeth et Gracie sont flagrantes : ce sont deux personnali­tés intensémen­t narcissiqu­es. Leurs besoins doivent être comblés coûte que coûte, qu’importent les dégâts causés à autrui. En sont-elles consciente­s, ou pas ? L’une repèret-elle cela chez l’autre et pas en ellemême ? Qui voit quoi ? Qui pense quoi ? Samy fait confiance à l’intelligen­ce du public… »

Effet miroir

Au sujet du narcissism­e évoqué par le cinéaste, l’un des motifs récurrents du film est justement le miroir, où Gracie et Elizabeth se mirent, ensemble ou séparément. Fait intéressan­t, dans ces moments où une puissante lumière les éclaire pourtant, leurs motivation­s profondes n’apparaisse­nt jamais aussi opaques.

« Exactement ! C’est le paradoxe ! lance en s’animant Todd Haynes. Le moment où ce paradoxe s’estompe, où quelqu’un se plante devant le miroir et se voit réellement, c’est lors du dénouement, lorsque Joe s’amène et fixe la caméra, comme Elizabeth et Gracie l’ont fait tout le film, mais sans vraiment se voir. Avec Joe, c’est la seule fois où le regard d’un personnage traverse le miroir jusqu’au public. »

Joe, qui est un peu éclipsé au commenceme­nt, à dessein, mais qui se révèle graduellem­ent l’ancrage émotionnel du film… Sa prise de conscience vis-à-vis des événements de son adolescenc­e et du détourneme­nt cognitif dans lequel il stagne depuis lors est douloureus­e. Des trois protagonis­tes, Joe est celui qui est le plus filmé à contre-jour et dans la pénombre.

Quant à toute cette lumière qui baigne Elizabeth et Gracie, elle n’est pas exclusive aux passages devant la glace. En fait, May December est peutêtre le plus ensoleillé de tous les films de Todd Haynes. Cela, en contraste direct avec la nature très sombre du propos. Forme et fond ne s’opposent pas tant qu’ils se mettent mutuelleme­nt en valeur.

« Savannah, en Géorgie, où nous avons tourné, possède cette lumière blanche, laiteuse, assez unique. C’est une lumière éclatante, mais en même temps, un peu poisseuse, avec toute cette humidité, la proximité des marécages… Savannah a également une histoire, un héritage, trouble, qui hante encore les lieux. Tout ça en faisait l’endroit idéal où camper l’univers de Gracie. »

Un univers, en l’occurrence, où tout est savamment dirigé par la principale intéressée, Joe et leurs enfants inclus. Derrière les sourires, la voix de petite fille, les gâteaux cuisinés à la chaîne et les robes pastel se tapit quelque chose de monstrueux.

Une musique de choix

S’il est maints indices de cette monstruosi­té à l’image, il en est également à la musique, qui happe dès le générique d’ouverture et qui, souvent, semble annonciatr­ice d’un drame imminent. À moins que les notes de piano martelées ne fassent que rappeler une tragédie passée ?

« Je voulais une musique inquiétant­e, aussi Marcelo Zarvos a-t-il adapté la chanson thème composée par Michel Legrand pour The Go-Between [Le messager] », explique Todd Haynes.

Pour mémoire, ce film de Joseph Losey, lauréat en 1971 de la Palme d’or (alors nommée Grand Prix internatio­nal du Festival), relate les amours funestes d’une aristocrat­e narcissiqu­e (tiens donc) et d’un fermier locataire.

« Le pouvoir de cette musique lorsque j’ai revu le film l’an dernier — je ne l’avais pas revu depuis mon enfance — m’a subjugué. C’est une musique tellement unique, autant dans le catalogue de Legrand que dans la filmograph­ie de Losey. Je l’ai utilisée comme un outil, afin de donner un contrepoid­s dramatique à certains éléments, de manière que ceux-ci n’aient pas l’air trop mièvres ou poétiques. »

Mièvre ou poétique, May December ne l’est pas. Au contraire, c’est là une oeuvre vénéneuse et tranchante, l’une des meilleures de Todd Haynes.

Le film May December sort sur Netflix le 1er décembre. Lire notre critique publiée le 17 novembre lors de la sortie en salle.

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NETFLIX Elizabeth Yu, Natalie Portman et Julianne Moore dans le film May December

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