De muses à musiciennes, le combat millénaire
Envers et contre tout, elles sont parvenues à se démarquer. À tout le moins quelques-unes.
Ce titre rentre-dedans. Les femmes musiciennes sont dangereuses. Dame ! Tout est là. Et puis cette photo formidable. Cette femme afro-américaine. Cette guitare électrique. Ce sourire éclatant. Ce rouge sang et velours. La joie et l’injustice. L’ombre et la lumière. On comprendra dans le livre que cette femme musicienne, Sister Rosetta Tharpe, avant Chuck Berry, bien avant Hendrix, a extirpé ce qu’on appellera le rock’n’roll de son jeu inventif, percussif et jouissif, mêlant le séculaire et le religieux, le sexe et le ciel. Sister Rosetta : interprète irrépressible, créatrice inspirante, force de frappe… et musicienne honteusement méconnue.
Encore maintenant. Nous sommes quelques milliers, tout au plus, à propager la bonne nouvelle, époustouflés que nous sommes depuis la diffusion de séquences d’archives sur YouTube. Annie Coste, dans la double page qu’elle consacre à cette femme dangereuse dans son livre, précise qu’il a fallu attendre 2018 pour que le Rock’n’Roll Hall of Fame (le musée et le panthéon du rock’n’roll) — établi en 1983 — l’intronise finalement dans la catégorie des pionniers. Sixième femme parmi quelques dizaines d’hommes incontournables et célébrés, de Robert Johnson à Les Paul.
Pourquoi si tard ? L’ouvrage empoigne la question fondamentale : oui, « les femmes musiciennes sont dangereuses » dans l’histoire d’un patriarcat toujours apeuré par l’amoindrissement de son pouvoir. Le livre est aussi un geste : envers et contre tout, elles sont parvenues à se démarquer. À tout le moins quelques-unes.
Une soixantaine d’héroïnes
Annie Coste en signale une soixantaine… depuis l’Antiquité. C’est peu, c’est immense. Ça dépend du regard. Toutes sont essentielles. À toutes les époques. Si l’on reconnaît généralement les accomplissements des Nina Simone, Aretha Franklin, Joni Mitchell, Kate Bush ou Barbara, ce livre ne trouve pas ses « dangereuses » que sur les scènes de la musique populaire des XXe et XXIe siècles. Pour comprendre comment les muses sont devenues musiciennes, Coste remonte loin et permet au grand public de découvrir les « prophétesses antiques et médiévales » (Hildegarde de Bingen) autant que les « brillantes baroques et classiques » (Maddalena Casulana), ainsi que les « musiciennes savantes et transgressives du XIXe siècle » (Emilie Mayer) : vaste programme, histoires bien souvent terribles, entre chefs-d’oeuvre oubliés et carrières tronquées.
Le chapitre jazz permet en outre de donner une digne place à des musiciennes que des mariages ont maintenues dans l’ombre : on mesure à quel point une Lillian Hardin Armstrong « va impulser et façonner la carrière » de son fameux Louis « à son détriment ». Coste rappelle pareillement la bataille d’une Alice Coltrane pour la reconnaissance de son art alors qu’elle est « dissoute dans l’aura de son mari », même après la mort du « Trane » trop culte.
On appréciera l’inclusion d’une Marguerite Monnot, fournisseuse de Piaf, et d’une Françoise Hardy parmi les élues de ce florilège. Quelques pages de plus n’auraient pas été de trop pour une Brigitte Fontaine, une Véronique Sanson, une Catherine Ringer. Et quelques « dangereuses » québécoises, tiens, de Clémence à Klô. À suivre, souhaitons-le.