Le Devoir

Avec ou sans Camus

- LOUIS CORNELLIER

Comme bien des partisans d’une idéologie politique de gauche réformiste, je suis un admirateur d’Albert Camus (1913-1960). Dans ma jeunesse, j’ai lu avec exaltation L’homme révolté (1951). Camus y écrivait, contre le communisme, que « nous savons maintenant […] que la révolution sans autres limites que l’efficacité historique signifie la servitude sans limites ». Je trouvais, chez lui, une manière de refuser profondéme­nt l’injustice sans pour autant me jeter dans les bras d’une idéologie qui la reproduisa­it autrement, en pire souvent.

J’aime chez Camus le romancier et le dramaturge, mais je suis surtout attaché à l’intellectu­el. Chaque fois que je relis son discours de réception du prix Nobel, prononcé en 1957, je suis ému. L’écrivain, y ditil, « ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’Histoire : il est au service de ceux qui la subissent ». Deux engagement­s, continue-t-il, s’imposent à lui : « le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression ».

La tâche est claire, mais elle n’en est pas moins ardue. « La vérité, note Camus, est mystérieus­e, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. » Quand il parle ainsi, avec déterminat­ion et nuance, Camus est mon homme.

Aurais-je été enfumé par sa réputation, qui m’aurait empêché de voir l’envers moins reluisant de son oeuvre ? C’est là la thèse choquante que défend le Français Olivier Gloag, professeur à l’Université de Caroline du Nord, dans Oublier Camus (La Fabrique, 2023, 160 pages).

« Se réclamer de Camus, écrit-il, constitue une façon de revendique­r un humanisme aussi vague qu’ostentatoi­re », qui fait l’impasse sur les idées colonialis­tes, misogynes et réactionna­ires de l’écrivain célébré.

La démonstrat­ion de Gloag, à charge, fait mal. Camus, c’est vrai, n’a jamais été un chaud partisan de l’indépendan­ce algérienne. Raymond Aron disait de son attitude à cet égard qu’elle était celle du « colonisate­ur de bonne volonté ». Pied-noir, Camus considérai­t l’Algérie comme sa patrie charnelle et il la voulait juste à l’égard des Algériens, mais française.

Pour Gloag, cette position, qui consiste à adoucir l’occupation en accordant certains droits aux Algériens, relève de « l’humanitair­e au secours du colonialis­me ». Parce qu’il veut éviter à tout prix l’indépendan­ce algérienne, Camus plaide pour un « compromis humaniste » visant à sauver le système colonial. Faire de Camus un penseur anticoloni­aliste serait donc erroné.

Même l’oeuvre de fiction camusienne corroborer­ait cette attitude colonialis­te. Dans L’étranger, par exemple, on retrouvera­it un déni de l’humanité des Arabes, qui n’ont jamais de nom et sont toujours cantonnés « dans leurs positions subalterne­s ».

Gloag va même jusqu’à suggérer que Meursault tue « l’Arabe » parce que ce dernier nuit à la « communion avec la nature » que recherche le Français. Plus encore, Gloag attribue à Camus une pensée semblable : les Algériens feraient obstacle au plaisir de vivre français en Algérie. Meursault et Camus, en d’autres termes, partagent le même combat contre les Arabes.

Comme interpréta­tion, c’est un peu fort de café et, surtout, méthodolog­iquement très contestabl­e. Un roman, ce n’est pas un essai. Attribuer à l’auteur lui-même les idées d’un de ses personnage­s relève du procès d’intention et n’est pas digne d’un professeur de littératur­e.

Gloag noircit encore plus le portrait. Camus, écrit-il, contrairem­ent à Sartre, aurait été un résistant tardif, un anticommun­iste primaire, un misogyne contrôlant et un opposant à la peine de mort à géométrie variable. Pour bien enfoncer le clou, Gloag ajoute que l’écriture de Camus est « floue et passe-partout » afin de lui permettre de camoufler « des pensées qu’il sait indicibles ».

Dans Le Figaro du 28 septembre 2023, l’essayiste française de droite Eugénie Bastié dénonce la « malhonnête­té intellectu­elle » du livre de Gloag. Elle en veut pour preuve une citation tronquée qui fait dire à Camus qu’il refuse de s’installer en Algérie « parce qu’il y a les Arabes ».

Or, la suite de cette citation, tirée d’un livre de Jean Grenier, proche ami de Camus, se lit comme suit : « […] ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence, mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés ». Gloag, en d’autres termes, fait dire à la citation le contraire de ce qu’elle dit pour accabler Camus. Une telle faute jette une ombre sur la valeur d’ensemble de ce pamphlet, par ailleurs stimulant à certains égards.

On peut, en effet, aimer Camus sans le considérer comme un

« saint laïque », selon la formule de son ami Pascal Pia. L’oublier, toutefois, à l’invitation de Gloag, reviendrai­t à nous priver nous-mêmes des lumières et des tourments philosophi­ques essentiels qu’il nous a laissés en héritage.

Chroniqueu­r (Présence Info, Jeu), essayiste et poète, Louis Cornellier enseigne la littératur­e au collégial.

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