LA SÉLECTION BÉDÉ DE FRANÇOIS LEMAY ET D’ISMAËL HOUDASSINE
Retour aux origines
À 64 ans, le bédéiste français Charles Berberian nous offre son album le plus intime, et probablement le plus touchant, avec en prime un retour au coeur des ruelles de son enfance à Beyrouth, ville aussi chaotique qu’attendrissante. Né en 1959 à Bagdad d’une mère d’origine grecque et d’un père arménien, Berberian revient tout en finesse sur les six années passées chez sa grand-mère maternelle, tendrement surnommée « Yaya ». Il quitte définitivement le Liban en 1975, quelques semaines avant l’arrivée de la guerre civile, pour aller rejoindre à Paris son frère Alain, célèbre réalisateur décédé en 2017. Il en profite aussi pour reconstituer une sorte d’arbre généalogique nostalgique, chaque branche familiale renvoyant à l’histoire compliquée et souvent tragique de la région, entre l’Euphrate et le Nil, entre l’Orient et l’Occident. Les souvenirs douxamers s’enchaînent au fil des pages, où s’entrechoquent les époques. Une totale réussite.
Ismaël Houdassine
Voyage au bout de l’enfer
Trois auteurs espagnols racontent l’odyssée crève-coeur de deux garçons du Sud-Kivu, en République démocratique du Congo, qui tentent de rejoindre l’Europe dans l’espoir d’un avenir meilleur. Après avoir été exploités dans une mine, Nivek devient un kadogo, un enfant soldat, tandis que Joseph se proclame cuisinier. Mais vient le moment de choisir entre la vie et la mort. Ensemble et unis dans la douleur, ils décident donc de s’enfuir, sans espoir de retour, vers un eldorado situé au-delà de la Méditerranée. Violence entre milices armées rivales, travail forcé dans les mines, pauvreté extrême, crimes et viols… rien ne nous est épargné dans cet album déchirant, mais nécessaire, aux graphismes spectaculaires qui oscillent constamment entre laideur extrême et beauté saisissante. L’oeuvre, d’une cruelle actualité, évite avec intelligence les poncifs et les stéréotypes, parvenant à rendre une humanité bouleversante aux deux garçons, victimes de la terreur et de l’avidité des hommes. Ismaël Houdassine
Passages sensibles
Il est de ces albums que nous ouvrons sans trop savoir à quoi nous attendre et qui nous ravissent en nous offrant un récit mené avec une intelligence sensible et un joli humour empreint d’autodérision. C’est le cas de Passages secrets. Trompe-l’oeil, nouvel album de l’autrice Axelle Lenoir (prix Bédélys jeunesse 2023), dans lequel elle se penche sur ses souvenirs d’enfance, racontés comme si les événements ayant façonné sa jeunesse s’étaient produits dans un univers parallèle. Il s’agit du premier tome d’une série. Il est donc ici question du stress induit par l’entrée à l’école, de la relation entre une jeune Axelle et ses frères, un plus vieux et un plus jeune, et aussi avec ses parents qui, selon elle, pourraient bien être des extraterrestres. Écrit comme une autofiction, avec des dessins magnifiquement vivants, cet album a de quoi nous faire sourire dans sa manière d’aborder certains sujets sensibles, ce qui, dans le climat actuel, a de quoi détonner. Superbe ! François Lemay
Et ça roule !
Après plusieurs collaborations dans le cadre de publications autoéditées, le dessinateur Jeik Dion et le scénariste Dominique Carrier, duo auquel on ajoute Charlotte G. Soucy à la coloration, se retrouvent le temps d’un album résolument original, au rythme endiablé, qui se lit comme on regarde un film d’action. Parce que de l’action et du rythme, il y en a dans ce Skate Park, qui a été publié une dizaine d’années après sa conception originale. Pas très loin du manga féministe punk dans la forme, cette bande dessinée, dont l’action se déroule dans un monde postapocalyptique, raconte l’histoire de deux clans de jeunes femmes, l’un se déplaçant en planche à roulettes, l’autre en patins roulants, se disputant des morceaux de territoire urbain. Original, porté par un dessin nerveux et une esthétique originale, Skate Park nous laisse à bout de souffle, mais pas sur notre faim.