Un programme « totalement dénaturé »
Québec a accueilli plus de travailleurs munis d’un permis fermé que de résidents permanents en 2023, et la majorité des postes n’ont pas été affichés pour les travailleurs locaux, déplorent des syndicats
Québec a fait entrer plus de personnes munies d’un permis de travail fermé que de résidents permanents l’an dernier. La majorité d’entre eux sont arrivés sans que leur poste soit d’abord affiché pour les travailleurs locaux. C’est donc une mesure d’exception qui est devenue la norme, déplorent des syndicats.
« Le programme est totalement dénaturé. Il a été remplacé par un fast track pour les employeurs, une autoroute pour la précarisation », lance Dominic Lemieux, directeur québécois du syndicat des Métallos. Il s’inquiète que les employeurs n’aient plus « aucune pression » pour donner des conditions de travail compétitives s’ils peuvent se tourner vers les travailleurs temporaires « sans rien avoir à faire pour trouver des gens locaux ».
En 2023, ce sont 63 % des dossiers de travailleurs temporaires qui ont pu passer par le « traitement simplifié », en dehors de l’agriculture, selon des données obtenues par Le Devoir dans le cadre d’une demande d’accès à l’information. Cette mesure réclamée par Québec fait en sorte que les employeurs ne sont pas obligés d’afficher l’emploi au préalable et donc de faire la démonstration qu’ils ont cherché à recruter quelqu’un localement.
En principe, le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) permet aux employeurs d’embaucher ailleurs « lorsqu’aucun Canadien ou résident permanent n’est disponible », est-il pourtant expliqué à la première ligne du feuillet d’information fédéral.
Embaucher des travailleurs à l’étranger, même avec un traitement simplifié, « est un parcours du combattant », rétorque quant à elle Véronique Proulx, présidente-directrice générale de Manufacturiers et exportateurs du Québec (MEQ). « Le premier choix est de recruter localement », car il est « excessivement complexe et long » de franchir toutes les étapes pour recevoir des travailleurs temporaires.
Les permis dits « fermés » sont liés à un seul employeur. Plusieurs les trouvent trop restrictifs, voire controversés parce qu’ils peuvent rendre les travailleurs étrangers temporaires « vulnérables », comme l’a souligné un rapporteur spécial des Nations unies l’automne dernier. Deux actions collectives contre le gouvernement fédéral afin de les abolir sont aussi en attente d’être autorisées par les tribunaux.
Ce sont 58 885 permis fermés qui ont été octroyés en 2023 avec l’aval de Québec, selon les données d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). Pendant cette même année, ce sont 52 790 personnes qui sont devenues résidentes permanentes dans la province.
Depuis 2021, le gouvernement caquiste a fait de nombreuses démarches à Ottawa pour qu’il assouplisse le programme. Résultat : la liste des professions admissibles au traitement simplifié s’est allongée de quelques dizaines à plus de 300 aujourd’hui.
Le fédéral avertit en ligne que les employeurs « devraient faire de leur mieux pour recruter des citoyens canadiens », mais ils n’ont plus à fournir de preuve qu’ils l’ont fait.
Ce changement est « majeur », selon M. Lemieux, des Métallos. Il s’exprimait en nos pages au mois de janvier, mais les chiffres obtenus confirment selon lui le « détournement » du programme.
Le Conseil du patronat du Québec parle quant à lui d’une forme de « voie de contournement », puisque l’immigration permanente est bouchée.
Pour faire partie de la liste des métiers et professions admissibles au traitement simplifié, « le déficit de main-d’oeuvre doit être vraiment confirmé », indique Denis Hamel, vice-président des politiques de développement de la maind’oeuvre au Conseil. L’affichage est une « barrière administrative » dans des domaines où « il est évident que les gens ne se bousculeront pas » pour l’embauche.
La liste est préparée par la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT) à l’aide d’un diagnostic élaboré à partir d’études, explique M. Hamel. Si le nombre de permis fermés augmente, « c’est le reflet du marché du travail », affirme-t-il.
« Oui, on a besoin de l’immigration, on est d’accord là-dessus. Mais il faut baliser et aussi leur offrir la possibilité de devenir des citoyens à part entière. […] La pénurie n’est pas temporaire », affirme Dominic Lemieux.
Le leader syndical craint que « l’abondance du cheap labor », à terme, « tire les conditions de travail à la baisse ». La précarisation affecte aussi la santé et la sécurité au travail, ajoute-t-il. « C’est beaucoup plus difficile de revendiquer ton droit de refus de travailler si tu as peur de te faire mettre un timbre dans le front et retourner dans ton pays. »
Rupture historique
Il y a en effet un « risque de distorsion » des conditions de travail si elles ne sont plus évaluées dans un secteur ou une région, selon Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal.
« Si l’on regarde dans le rétroviseur, on voit que la politique d’immigration au Canada a historiquement été une politique d’emploi », expose cette spécialiste du droit du travail. Dès le début du XXe siècle, les entreprises ferroviaires identifient à l’étranger des candidats à l’immigration. Après la Deuxième Guerre mondiale, les autorités canadiennes mettent en place un système fondé sur l’existence d’un contrat de travail, et l’employeur doit formellement démontrer qu’il y a pénurie.
« Mais la grande différence est qu’à l’époque [cette politique] menait à une réinstallation définitive », et non pas à un permis temporaire comme maintenant. « C’est un changement de paradigme, dit-elle. Aujourd’hui, on est vraiment ailleurs. Le marché du travail a encore des besoins qu’on va chercher à combler, mais en large partie par des gens qui ont une possibilité beaucoup plus limitée de rester ici, surtout quand on est dans des emplois dits à bas salaire. »
Des discussions « difficiles »
À la demande de la ministre de l’Immigration, Christine Fréchette, un groupe de travail de la CPMT se penche en ce moment sur les permis de travail fermés. En septembre dernier, le gouvernement se disait « interpellé par les situations d’abus rapportées ».
En coulisses, plusieurs sources parlent de discussions corsées entre les membres des syndicats et ceux des organisations patronales. Les réunions se tiennent à huis clos, mais plusieurs parties ont déjà fait état de leurs positions. Les quatre centrales syndicales ont réclamé l’abolition des permis fermés en septembre dernier. « Oui, on peut nommer notre préjugé favorable pour les permis ouverts », dit Luc Vachon, président de la Centrale des syndicats démocratiques. « Il faut être capables ensemble de dire que le niveau de vulnérabilité des travailleurs temporaires n’est pas souhaitable ni adéquat. On pourra ensuite réfléchir pour réduire ce niveau », dit-il.
Le Conseil du patronat du Québec « s’oppose au principe de l’ouverture tous azimuts des permis », indique Denis Hamel, craignant une « déstabilisation » du marché du travail.
Il en coûte de 12 000 $ à 15 000 $ pour recruter à l’étranger, avance Véronique Proulx, de MEQ. « Le programme est essentiel pour assurer la pérennité et la croissance des entreprises. Il fonctionne très bien, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des choses à améliorer », résume-t-elle. Ainsi, si les besoins changent, les permis ne devraient pas rester figés dans un seul poste pour un seul salaire, donne-t-elle comme exemple.