Des travailleurs temporaires dans l’impasse
Congédiés peu de temps après leur arrivée, ils font face à des choix impossibles
Mourad Bouraoui a vendu sa boucherie en Tunisie et a passé une année « en blanc », comme il dit, à faire les démarches requises et à attendre son permis de travail. Arrivé plein d’ambition en novembre dernier, il a été licencié par la boucherie industrielle de Drummondville qui l’avait recruté, faute de travail. Sa dernière journée de travail était mardi, et il est encore « un peu sous le choc ».
Il n’en veut pas à ses anciens patrons, qui ont « perdu un marché de vente » et n’avaient donc plus assez de commandes, selon lui. C’est plutôt le permis fermé qu’il vilipende. Ses limites l’ont coincé, déplore-t-il, « enfermé » dans un seul emploi pour un seul employeur. « Je ne veux pas repartir, je ne veux pas retourner chez moi, j’ai des dettes à payer », explique ce père de deux jeunes enfants.
« Le gouvernement sait ce qui arrive avec les permis fermés et il ferme les yeux », fulmine quant à lui Amin. Mécanicien au Maroc, il a lui aussi vendu tous ses biens avant de quitter son pays pour un emploi avec un contrat de trois ans dans un garage du quartier Saint-Jean-Baptiste, à Québec. Il a demandé qu’on taise son nom, craignant de s’exposer à des préjudices. « Je suis sous une pression infernale », dit-il, tant financière que familiale.
« Juridiquement, tout est bien propre, on fait un contrat. Mais on n’a pas sensibilisé les gens aux risques qu’ils vont prendre », ajoute-t-il à propos des permis fermés.
Venu avec sa femme et ses deux adolescentes au Québec, il avait pourtant bien planifié leur installation, en arrivant quelques semaines à l’avance pour trouver ses repères, « voir comment la société fonctionne ».
Ils s’installent en octobre dans un appartement loué par le propriétaire du garage. Puis, dès le premier jour de son contrat, le 1er novembre 2023, il commence à travailler. « C’est le rush des pneus d’hiver, alors la pression était très élevée », relate-t-il.
Amin s’attendait à recevoir au minimum une formation ou à être jumelé avec l’un des autres mécaniciens.
Qu’importe, il se met à l’ouvrage. Une fois que la période la plus occupée est terminée, il demande s’il peut être mieux formé, pour au moins s’adapter aux voitures d’ici, pour la plupart automatiques, et aux problèmes — comme la rouille — qui sont souvent différents de ceux rencontrés au Maroc. Son patron lui répond : « Tu vas t’adapter, tu as assez d’expérience. »
Mais voilà qu’au début de décembre le propriétaire du garage lui reproche de ne pas être assez rapide et autonome au travail. Il le met à la porte.
« Chez nous, on travaille en équipe et on demande l’avis d’un autre si on a des doutes. Mais ça a été mal pris », constate-t-il. Sous le choc du congédiement, avec des économies déjà considérablement amoindries par toutes les dépenses du déménagement intercontinental, il sent « l’impasse venir ».
Une solution illusoire
Il tente alors de trouver une solution avec des consultants et des avocats en immigration.
Avec son permis fermé, il ne peut pas tout simplement « traverser la rue » et donner son nom ailleurs. Il doit convaincre un autre employeur de refaire toutes les démarches pour lui garantir une nouvelle stabilité. « C’est difficile avec la confiance, parce qu’on me demande pourquoi j’ai été mis dehors », admet-il.
Sa femme cherche un travail, n’importe lequel. Elle est enseignante, une profession très demandée au Québec, mais comme elle porte le foulard musulman, elle n’a pas le droit d’exercer. Elle a beau faire le tour des garderies, des CPE, des magasins, postuler à des emplois affichés sur des sites Internet, personne ne sollicite ses services.
La « honte » au coeur, il essaie de « résister », mais les charges sont trop lourdes. Pour continuer à vivre même encore quelques semaines ici, il devrait vendre l’appartement familial au Maroc.
En allant chercher de l’aide dans une banque alimentaire de Charlesbourg en janvier, Amin parle avec un responsable d’un organisme communautaire. La communauté se mobilise : organisations communautaires ou caritatives et individus récoltent assez d’argent pour payer le loyer de février, qu’il doit au même patron qui l’a congédié.
« C’était vraiment l’étau pour lui », explique Maxime Huot Couture, coordonnateur de l’initiative Charlesbourg Communauté solidaire. Il dit voir de plus en plus de situations difficiles chez les immigrants précaires, bien que ça ne fasse pas partie de sa mission première. « Il faut souligner que la communauté a été touchée et qu’elle s’est mobilisée, mais c’est le système qui le pousse à partir », expose M. Huot Couture.
Ce cas est dramatique et de plus en plus commun, note-t-il. « Le rêve canadien est bien vivant et il commence avec ceux qui le vendent à l’étranger, autant nos gouvernements que les entreprises. »
« Je voudrais que personne ne fasse l’erreur de quitter son pays avec un permis fermé », dit Amin quand on lui demande ce qu’il veut maintenant. À moins d’un revirement de dernière minute, sa famille et lui repartiront au Maroc dès samedi.
Quant à Mourad Bouraoui, il se demande maintenant comment il pourra envoyer de l’argent à sa femme la semaine prochaine, puisqu’il n’a pas droit à l’assurance-emploi. Il postule déjà pour des emplois affichés en ligne, cherchant maintenant plutôt à être boucher dans un supermarché.
« Je suis ouvert à déménager, mais je dois trouver vite », dit-il. Et surtout un employeur « prêt à reprendre de la case départ », avec toutes les démarches liées au permis de travail. Lui qui a aussi un diplôme universitaire, il a « beaucoup de mal » à comprendre comment la société peut « vouloir des permis fermés ». « C’est incompréhensible. Je ne veux que travailler, mais je ne le peux pas. Pourquoi ? »