Une présidentielle idéale pour un troisième candidat
Le ras-le-bol envers le duopole et le désir d’une offre politique élargie se sont intensifiés aux États-Unis Devoir,
Rare analyste à avoir entrevu les défaites de Hillary Clinton face à Barack Obama et à Donald Trump, Marie-Christine Bonzom a couvert sept présidentielles et cinq présidences. À l’invitation du elle pose ponctuellement son oeil d’experte sur la campagne présidentielle de 2024.
Alors que Joe Biden et Donald Trump s’avancent vers un nouveau duel au scrutin du 5 novembre, le terrain a rarement été aussi fertile pour un candidat issu d’un autre parti.
La journée historique du 8 février dernier est venue le confirmer. Ce jour-là à Washington, l’inéligibilité de Trump à figurer sur les bulletins de vote, recherchée par les alliés de Biden dans plusieurs États de l’Union, était débattue à la Cour suprême. Non loin de là, le procureur spécial chargé d’enquêter sur les documents classés défense emportés par Biden depuis qu’il était sénateur justifiait sa décision de ne pas l’inculper en indiquant notamment que les « facultés » du président sortant sont si « diminuées » qu’un jury le considérerait comme inapte à subir un procès.
Le duel Biden-Trump est depuis longtemps repoussé par la majorité des Américains. La candidature de Trump sera encore plus rejetée s’il perd dans l’une des affaires les plus sérieuses qui l’amènent devant les tribunaux. Le rejet envers Biden a, lui, marqué un tournant après les révélations du procureur, première confirmation officielle de ce que constatent les Américains depuis des mois en observant leur président. Dans un rare consensus, 86 % des Américains pensent désormais que Biden est « trop vieux pour un second mandat ».
Face à ce rejet inédit des candidats présumés des grands partis, une occasion apparaît pour la première fois depuis 1992.
Cette année-là, un président républicain impopulaire, George H.W. Bush, était opposé à un candidat démocrate inexpérimenté, Bill Clinton. L’autre choix, c’était Ross Perot, libertarien sur le plan social, conservateur sur le plan budgétaire, et antisystème. Perot obtint 19 % des suffrages exprimés. Porté par une vague naissante de mécontentement envers les élites politiques, il établissait ainsi un record pour un candidat tiers à une présidentielle aux États-Unis.
Aujourd’hui, le terrain est encore plus fertile. L’espace est plus large entre les candidats du duopole puisque les deux grands partis ont migré idéologiquement vers leurs ultras respectifs. La colère des citoyens est au zénith puisque 63 % des Américains réclament plus de choix en jugeant que les partis démocrate et républicain les « représentent mal ». D’ailleurs, si la plupart des électeurs de 1992 se reconnaissaient encore dans les grands partis, le « parti » des électeurs indépendants est aujourd’hui le premier du pays.
Conscients de cette ouverture historique, les candidats tiers abondent dans cette campagne présidentielle.
Une tâche monumentale
Parmi eux, les principaux indépendants sont Cornel West, célèbre philosophe noir proche de Bernie Sanders, et Robert Francis Kennedy Junior, neveu du président Kennedy, qui a quitté le Parti démocrate après avoir été ostracisé par la Maison-Blanche et ses alliés en tant que rival interne de Biden.
Les candidats des petits partis incluent notamment Jill Stein, déjà candidate des Verts en 2012 et 2016, Claudia de la Cruz et William Stodden pour les deux partis socialistes des États-Unis, ou Peter Sonski pour l’American Solidarity Party, formation démocrate-chrétienne.
Le plus grand des petits partis, le Parti libertarien, nommera son candidat en mai. Cependant, lors du congrès des libertariens de Californie, qui a lieu jusqu’à dimanche, le parti a invité West, Stein et RFK Jr. à s’exprimer, tandis que ce dernier et la présidente nationale des libertariens, Angela McArdle, évoquent un « ticket » commun.
Quant au mouvement centriste No Labels, il envisage de choisir parmi 13 personnalités républicaines et démocrates pour lancer sa campagne au cas où le duel Biden-Trump se confirmerait.
Pour tout candidat situé hors des partis qui contrôlent la vie politique, la tâche est monumentale. Les partis démocrate et républicain ont, dans chaque État qu’ils dirigent, forgé un système électoral qui les avantage, notamment par le charcutage des circonscriptions et par le nombre de signatures d’électeurs requis pour qu’un candidat tiers figure sur les bulletins.
À certains égards, la tâche est encore plus difficile qu’en 1992. Perot avait pu participer aux débats télévisés avec Bush et Clinton. Mais depuis, l’organisme formé par le duopole pour planifier les débats a verrouillé les critères d’admission. Par ailleurs, les médias américains, intoxiqués par l’hyperpolarisation entretenue par les grands partis, ne couvrent quasiment pas les candidats tiers, sauf pour les dénigrer.
À d’autres égards, la tâche est un peu plus facile. Outre la dominance des électeurs indépendants, le ras-lebol envers le duopole et le désir d’une offre politique élargie se sont en effet intensifiés.
Rejeter le duopole
À ce stade, RFK Jr. est, de loin, le mieux placé des tiers candidats. Il affirme pouvoir gagner avec seulement un tiers des suffrages exprimés. S’appuyant sur l’expérience de Perot, dont l’électorat était dispersé dans un trop grand nombre d’États pour remporter des sièges au collège électoral, il axe sa campagne sur les États clés et ceux qui attribuent leurs sièges au collège à la proportionnelle (Nebraska et Maine). Du reste, s’il s’alliait avec le Parti libertarien, RFK Jr. accèderait aux bulletins de vote dans les 39 États où ce parti est reconnu automatiquement (ballot lines).
No Labels, qui vise des ballot lines
dans 32 États, fait le même calcul que RFK Jr. Le mouvement centriste estime qu’un candidat obtenant un peu plus d’un tiers des 60 % d’électeurs d’États clés qui rejettent un duel Biden-Trump gagnerait au collège et serait donc élu.
Les grands partis traitent les candidats tiers et leurs projections avec mépris et les tournent en ridicule. Singulièrement, le camp Biden a ressorti la sempiternelle accusation de trouble-fête (spoiler) contre la démocrate Marianne Williamson (désormais hors course), No Labels (pas encore en lice), West, Stein et surtout contre RFK Jr., qui, en moyenne des sondages, réunit 16 % des intentions de vote face à Biden et à Trump.
Comme le dit Stein, « la notion même de trouble-fête est antidémocratique, car elle implique que l’électeur n’a pas le droit de choisir pour qui il vote ». L’accusation de spoiler est aussi infondée historiquement puisque les meilleurs candidats tiers des cinquante dernières années, Ross Perot et auparavant John Anderson face à Carter et Reagan, puisèrent la plupart de leurs suffrages chez les indépendants, les abstentionnistes et les électeurs qui avaient déjà renoncé à soutenir le candidat d’un grand parti. De plus, les partis démocrate et républicain ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes si, malgré l’avantage écrasant que leur confère le système électoral qu’ils ont créé, ils peinent à gagner une large majorité sur la valeur de leurs candidats, leurs bilans au pouvoir et leurs idées pour l’avenir. Après tout, le principe de choix qui sous-tend le libre marché et régit d’autres secteurs aux États-Unis doit pouvoir s’appliquer également à la politique.
No Labels relève d’ailleurs qu’« après la journée extraordinaire du 8 février, avec les questions autour de l’aptitude de Trump à participer au scrutin et de l’aptitude mentale de Biden à exercer ses fonctions, la nécessité et l’urgence d’offrir un plus grand choix aux électeurs deviennent chaque jour plus évidentes ».
Les Américains ne veulent plus se résigner à « voter pour le moindre des deux maux » (« the lesser of two evils »). En cette année historiquement propice à un troisième candidat, il leur reviendra de mettre leurs actes en accord avec le rejet qu’ils expriment envers le duopole et les deux hommes qui l’incarnent.