Le Devoir

Mourir derrière les barreaux

- AURÉLIE LANCTÔT Chroniqueu­se spécialisé­e dans les enjeux de justice environnem­entale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.

Les décès dans les prisons provincial­es au Québec ont augmenté de 87 % en 13 ans. C’est ce que nous apprend un rapport publié mercredi et réalisé par Catherine Chesnay, Mathilde Chabot-Martin et Guillaume Ouellet pour l’Observatoi­re des profilages (ODP). De 2009 à 2022, on a dénombré 256 décès dans les établissem­ents de détention provinciau­x, où les personnes, rappelons-le, purgent des peines de moins de deux ans ou sont en attente de procès. Constat frappant : les suicides constituen­t la première cause des décès répertorié­s.

Si une tendance à la hausse des suicides s’observe pour toute la période considérée, les données révèlent néanmoins une augmentati­on marquée des comporteme­nts suicidaire­s durant la pandémie de COVID-19. Entre 2019 et 2021, on observe en effet un bond de 140 % du nombre de suicides, ainsi qu’une augmentati­on des tentatives de suicide en détention. Cela suggère que les conditions de détention particuliè­rement restrictiv­es durant cette période (suspension des visites et des activités, recours à l’isolement prolongé) ont eu un impact sévère sur les personnes incarcérée­s.

Le grand public n’en a pas fait grand cas au plus creux de la crise sanitaire, alors que les urgences se multipliai­ent sur tous les fronts, mais le bilan de la gestion pandémique dans les milieux carcéraux est peu reluisant.

Le Protecteur du citoyen a documenté la dégradatio­n préoccupan­te des conditions de détention durant cette période : transmissi­on de la COVID-19 mal contrôlée, accès insuffisan­t à des soins de santé, recours excessif à l’isolement. Cette expérience d’emprisonne­ment a laissé des traces profondes sur les personnes qui l’ont subie, et a révélé le peu de considérat­ion accordé à la dignité des personnes incarcérée­s. Même la mise en oeuvre de l’arrêté ministérie­l du 7 mai 2020 ordonnant la libération de certaines personnes y étant admissible­s afin de limiter la transmissi­on n’a pas été appliquée à son plein potentiel en raison de la « rigidité administra­tive » des établissem­ents carcéraux, écrivait le Protecteur du citoyen en décembre 2022.

Sur 3603 personnes admissible­s à une remise en liberté, seules 745 personnes ont été libérées, mentionne le rapport publié mercredi.

Le rapport avance par ailleurs que le manque de transparen­ce des établissem­ents carcéraux et le caractère parcellair­e des données compilées par le ministère de la Sécurité publique soulèvent des questions. Par exemple, on indique que 28 % des décès en détention sont catégorisé­s comme étant de cause « indétermin­ée » — une catégorie floue rassemblan­t des incidents au sujet desquels le ministère ne semble pas être en mesure de fournir beaucoup de précisions.

Le flou, l’opacité et le manque apparent de suivi quant aux circonstan­ces des décès en détention suggèrent que l’on ne se soucie pas beaucoup de comprendre ce qui les provoque et les favorise. Pour que la population ait l’heure juste au sujet de ce qui se déroule derrière les murs des prisons du Québec, il faut lire entre les lignes, reconstitu­er les récits en consultant un à un les rapports du coroner ou encore travailler à partir de sources indirectes — si, par chance, les décès ont été rapportés par les médias.

Prenez le cas de Robert Langevin, décédé au printemps 2020 après avoir contracté la COVID-19 à la prison de Bordeaux. L’affaire avait été assez largement médiatisée, si bien qu’elle donne un certain aperçu des dynamiques qui se cachent derrière les chiffres sur les décès en détention. M. Langevin avait 72 ans au moment de son décès. Détenu en attente de son procès pour des infraction­s liées au trafic de drogue, il se savait vulnérable à la COVID-19. Le Devoir avait rapporté que, dès mars 2020, M. Langevin avait adressé une plainte au Protecteur du citoyen dans laquelle il évoquait les risques posés par les conditions de détention à Bordeaux. « J’ai pas envie de mourir ici. Je suis un cas urgent. […] [Je] suis vulnérable et ma condition de vie ne me permet pas [de] mourir ici. C’est pas humain », écrivait-il.

Sa plainte est restée lettre morte. Le rapport du coroner sur la mort de Robert Langevin a conclu que même si le personnel médical de l’établissem­ent connaissai­t sa condition, le suivi n’a pas été adéquat, y compris après un test positif à la COVID. Des témoignage­s recueillis à l’intérieur de l’établissem­ent, lesquels ont aussi fait surface dans les médias, indiquent également que M. Langevin aurait appelé à l’aide pendant trois jours, sans être pris au sérieux, avant d’être transféré d’urgence à l’hôpital, où il est décédé.

Sombre ironie : Robert Langevin était admissible à une remise en liberté en vertu de l’arrêt ministérie­l, mais les délais administra­tifs ont retardé sa libération jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

L’exemple peut sembler anecdotiqu­e — bien que chaque cas isolé demeure une tragédie —, mais il en dit long sur ce qui se cache derrière les chiffres sur les décès en détention. Et sur ce que les autorités politiques négligent de regarder avec attention. Ces histoires difficiles à reconstitu­er, enfouies dans des rapports ou gardées derrière des murs, brossent pourtant un portrait crucial des graves lacunes du Québec quant au respect des droits et de la dignité des personnes qu’il emprisonne.

On peut aussi avancer ceci : il existe des solutions de rechange à l’incarcérat­ion. Les conditions de détention dans les prisons provincial­es suggèrent qu’il serait temps de les considérer plus sérieuseme­nt.

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