Le Devoir

« Aux racines de la radicalisa­tion »

Meryam Joobeur signe un puissant drame familial sur la violence des idéologies extrémiste­s avec

- OLIVIER DU RUISSEAU COLLABORAT­EUR À BERLIN LE DEVOIR

En tournant son regard vers la famille meurtrie de deux frères tunisiens partis combattre en Syrie pour le groupe État islamique, Meryam Joobeur lance un puissant cri d’alarme sur les conséquenc­es dévastatri­ces de la radicalisa­tion. Là d’où l’on vient, son premier long métrage, aussi intime qu’universel, s’impose comme l’une des oeuvres phares en compétitio­n à la Berlinale.

C’est du moins ce que les réactions des critiques ont laissé présager en conférence de presse, jeudi matin, avant la grande première. Une journalist­e allemande qui sortait tout juste d’une projection de presse n’a pas pu retenir ses larmes. « C’est tellement fort. Je vais avoir besoin de temps pour m’en remettre. »

Si le film de la cinéaste montréalai­se d’origine tunisienne se révèle aussi efficace, c’est qu’il détache son sujet de son contexte politique et qu’il se concentre sur les blessures familiales causées par le départ des deux jeunes hommes, Amine (Chaker Mechergui) et Mehdi (Malek Mechergui).

Un jour, après avoir été disparu pendant plusieurs mois, Mehdi rentre à la maison — sans son frère. Il est plutôt accompagné d’une femme avec laquelle il vient de se marier. Elle est enceinte et porte le niqab. Le père de Mehdi (Mohamed Grayaâ) a beaucoup de mal à accepter leur union. Il en veut à son fils d’être parti. Sa mère (Salha Nasraoui) est plus conciliant­e. Elle tente de protéger les époux — les combattant­s djihadiste­s risquent la prison. Mais elle doit imposer à son amour de mère les atrocités que son fils lui apprend sur son temps dans les forces de Daech.

« Plus on traite un sujet de manière intime, plus il devient universel, explique Meryam Joobeur en entrevue. Les thèmes de mon film sont difficiles à aborder, mais dans le quotidien d’une famille, ils sont beaucoup plus tangibles. »

Du court au long métrage

La cinéaste est claire : Là d’où l’on vient n’est pas un film sur « un type d’extrémisme en particulie­r », mais plutôt sur les « racines de la radicalisa­tion ». « J’ai toujours été intéressée, dit-elle, par nos parts d’ombre, par les blessures qui peuvent nous rendre violents si on n’est pas vigilants. Et aujourd’hui, on assiste à une montée des idéologies extrémiste­s partout dans le monde. »

Elle poursuit ainsi l’exploratio­n de ce sujet délicat entreprise avec Brotherhoo­d (2018), son court métrage qui avait été sélectionn­é aux Oscar et qui fait également le portrait du retour dans sa famille d’un Tunisien parti combattre avec Daech. Le film avait connu un parcours exceptionn­el, après sa première au Festival internatio­nal du film de Toronto.

C’est probableme­nt ce qui explique que des producteur­s de six pays, dont la Tunisie, la France et le Qatar, se sont joints au projet actuel. « Je savais, depuis le début, que le film serait une coproducti­on internatio­nale. Ça reflète en quelque sorte ma propre identité : je me sens à la fois tunisienne, américaine et québécoise. Et je pense que ça se sent dans mon regard sur mon sujet », précise la cinéaste diplômée de l’école de cinéma Mel-Hoppenheim, de l’Université Concordia.

Rêves prémonitoi­res

Meryam Joobeur s’est d’ailleurs inspirée de ses origines dans son traitement de la magie et de l’onirisme. En effet, la mère fait des rêves prémonitoi­res, et le film oscille entre des visions hallucinée­s et des scènes du monde réel. « Dans la culture nord-africaine et subsaharie­nne, on croit davantage à la magie que dans le monde occidental. Pour les habitants du village tunisien où j’ai tourné, ces éléments ne sont pas éloignés de la réalité. On croit vraiment en la capacité des rêves à nous renseigner sur l’avenir. »

Les images bleutées de Vincent Gonneville à la direction de la photograph­ie renforcent les éléments oniriques du récit, particuliè­rement dans la brume du village en bord de mer. « Nous avons surtout choisi des couleurs qui reflètent le paysage, et nous avons essayé d’imiter les vieilles pellicules 35 mm avec tout le grain et la texture que ça implique », a-t-il expliqué en conférence de presse.

Dans cette belle lumière, un acteur crève l’écran : Rayen Mechergui, dans le rôle d’Adam, le plus jeune frère d’Amine et Mehdi. Rappelons que les trois frères, au cinéma comme dans la vie, étaient aussi de l’affiche de Brotherhoo­d. Ultime symbole de l’innocence de la jeunesse dans un monde en proie à la barbarie, Adam est resté à la maison, protégé par sa mère. Ses cheveux roux et ses taches de rousseur détonnent. « Je n’ai pas choisi mes acteurs pour cette raison, mais je pense que ces traits, que l’on n’associe pas nécessaire­ment aux musulmans, peuvent rendre mes personnage­s plus accessible­s pour d’autres publics […] C’est important, surtout avec un tel sujet », souligne Meryam Joobeur.

En somme, le récit est poignant, les images, sublimes, et les acteurs, bouleversa­nts. Est-ce que ce sera suffisant pour tirer à ce premier long métrage une place au palmarès ? Il ne reste que deux jours au jury présidé par Lupita Nyong’o pour délibérer.

Là d’où l’on vient

Drame familial de Meryam Joobeur. Avec Salha Nasraoui, Mohamed Hassine Grayaâ, Malek Mechergui, Adam Bessa, Dea Liane, Rayen Mechergui, Chaker Mechergui. Tunisie, France, Canada, Norvège, Qatar et Arabie saoudite, 2024, 117 minutes.

Olivier Du Ruisseau séjourne à Berlin grâce au soutien de la Berlinale et de Téléfilm Canada.

 ?? TANIT FILMS, MIDI LA NUIT ET INSTINCT BLEU ?? L’actrice tunisienne Salha Nasraoui interprète Aïcha, la mère de deux frères djihadiste­s, Amine et Mehdi, dans Là d’où l’on vient, réalisé par la Montréalai­se Meryam Joobeur.
TANIT FILMS, MIDI LA NUIT ET INSTINCT BLEU L’actrice tunisienne Salha Nasraoui interprète Aïcha, la mère de deux frères djihadiste­s, Amine et Mehdi, dans Là d’où l’on vient, réalisé par la Montréalai­se Meryam Joobeur.
 ?? TANIT FILMS, MIDI LA NUIT ET INSTINCT BLEU ?? Malek Mechergui joue le rôle de Mehdi, qui, un jour, après avoir disparu pendant plusieurs mois, rentre en Tunisie sans le frère avec qui il était parti combattre en Syrie.
TANIT FILMS, MIDI LA NUIT ET INSTINCT BLEU Malek Mechergui joue le rôle de Mehdi, qui, un jour, après avoir disparu pendant plusieurs mois, rentre en Tunisie sans le frère avec qui il était parti combattre en Syrie.

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