« Aux racines de la radicalisation »
Meryam Joobeur signe un puissant drame familial sur la violence des idéologies extrémistes avec
En tournant son regard vers la famille meurtrie de deux frères tunisiens partis combattre en Syrie pour le groupe État islamique, Meryam Joobeur lance un puissant cri d’alarme sur les conséquences dévastatrices de la radicalisation. Là d’où l’on vient, son premier long métrage, aussi intime qu’universel, s’impose comme l’une des oeuvres phares en compétition à la Berlinale.
C’est du moins ce que les réactions des critiques ont laissé présager en conférence de presse, jeudi matin, avant la grande première. Une journaliste allemande qui sortait tout juste d’une projection de presse n’a pas pu retenir ses larmes. « C’est tellement fort. Je vais avoir besoin de temps pour m’en remettre. »
Si le film de la cinéaste montréalaise d’origine tunisienne se révèle aussi efficace, c’est qu’il détache son sujet de son contexte politique et qu’il se concentre sur les blessures familiales causées par le départ des deux jeunes hommes, Amine (Chaker Mechergui) et Mehdi (Malek Mechergui).
Un jour, après avoir été disparu pendant plusieurs mois, Mehdi rentre à la maison — sans son frère. Il est plutôt accompagné d’une femme avec laquelle il vient de se marier. Elle est enceinte et porte le niqab. Le père de Mehdi (Mohamed Grayaâ) a beaucoup de mal à accepter leur union. Il en veut à son fils d’être parti. Sa mère (Salha Nasraoui) est plus conciliante. Elle tente de protéger les époux — les combattants djihadistes risquent la prison. Mais elle doit imposer à son amour de mère les atrocités que son fils lui apprend sur son temps dans les forces de Daech.
« Plus on traite un sujet de manière intime, plus il devient universel, explique Meryam Joobeur en entrevue. Les thèmes de mon film sont difficiles à aborder, mais dans le quotidien d’une famille, ils sont beaucoup plus tangibles. »
Du court au long métrage
La cinéaste est claire : Là d’où l’on vient n’est pas un film sur « un type d’extrémisme en particulier », mais plutôt sur les « racines de la radicalisation ». « J’ai toujours été intéressée, dit-elle, par nos parts d’ombre, par les blessures qui peuvent nous rendre violents si on n’est pas vigilants. Et aujourd’hui, on assiste à une montée des idéologies extrémistes partout dans le monde. »
Elle poursuit ainsi l’exploration de ce sujet délicat entreprise avec Brotherhood (2018), son court métrage qui avait été sélectionné aux Oscar et qui fait également le portrait du retour dans sa famille d’un Tunisien parti combattre avec Daech. Le film avait connu un parcours exceptionnel, après sa première au Festival international du film de Toronto.
C’est probablement ce qui explique que des producteurs de six pays, dont la Tunisie, la France et le Qatar, se sont joints au projet actuel. « Je savais, depuis le début, que le film serait une coproduction internationale. Ça reflète en quelque sorte ma propre identité : je me sens à la fois tunisienne, américaine et québécoise. Et je pense que ça se sent dans mon regard sur mon sujet », précise la cinéaste diplômée de l’école de cinéma Mel-Hoppenheim, de l’Université Concordia.
Rêves prémonitoires
Meryam Joobeur s’est d’ailleurs inspirée de ses origines dans son traitement de la magie et de l’onirisme. En effet, la mère fait des rêves prémonitoires, et le film oscille entre des visions hallucinées et des scènes du monde réel. « Dans la culture nord-africaine et subsaharienne, on croit davantage à la magie que dans le monde occidental. Pour les habitants du village tunisien où j’ai tourné, ces éléments ne sont pas éloignés de la réalité. On croit vraiment en la capacité des rêves à nous renseigner sur l’avenir. »
Les images bleutées de Vincent Gonneville à la direction de la photographie renforcent les éléments oniriques du récit, particulièrement dans la brume du village en bord de mer. « Nous avons surtout choisi des couleurs qui reflètent le paysage, et nous avons essayé d’imiter les vieilles pellicules 35 mm avec tout le grain et la texture que ça implique », a-t-il expliqué en conférence de presse.
Dans cette belle lumière, un acteur crève l’écran : Rayen Mechergui, dans le rôle d’Adam, le plus jeune frère d’Amine et Mehdi. Rappelons que les trois frères, au cinéma comme dans la vie, étaient aussi de l’affiche de Brotherhood. Ultime symbole de l’innocence de la jeunesse dans un monde en proie à la barbarie, Adam est resté à la maison, protégé par sa mère. Ses cheveux roux et ses taches de rousseur détonnent. « Je n’ai pas choisi mes acteurs pour cette raison, mais je pense que ces traits, que l’on n’associe pas nécessairement aux musulmans, peuvent rendre mes personnages plus accessibles pour d’autres publics […] C’est important, surtout avec un tel sujet », souligne Meryam Joobeur.
En somme, le récit est poignant, les images, sublimes, et les acteurs, bouleversants. Est-ce que ce sera suffisant pour tirer à ce premier long métrage une place au palmarès ? Il ne reste que deux jours au jury présidé par Lupita Nyong’o pour délibérer.
Là d’où l’on vient
Drame familial de Meryam Joobeur. Avec Salha Nasraoui, Mohamed Hassine Grayaâ, Malek Mechergui, Adam Bessa, Dea Liane, Rayen Mechergui, Chaker Mechergui. Tunisie, France, Canada, Norvège, Qatar et Arabie saoudite, 2024, 117 minutes.
Olivier Du Ruisseau séjourne à Berlin grâce au soutien de la Berlinale et de Téléfilm Canada.