Le Devoir

L’économie de guerre russe limite la portée des sanctions

- ÉRIC DESROSIERS LE DEVOIR

Sans précédent, les sanctions contre la Russie n’ont pas eu les effets attendus. Notamment parce que la tâche est difficile, car on a sous-estimé la capacité d’adaptation du pays visé, et parce qu’il est encore trop tôt.

Les sanctions économique­s et financière­s imposées à la Russie après son invasion de l’Ukraine devaient « broyer son économie » et « réduire le rouble à l’état de ruine », disait le président américain, Joe Biden, au début de la crise, il y a bientôt deux ans. Il est vrai qu’en interdisan­t le commerce avec l’agresseur en plus de geler ses avoirs à l’étranger et de couper le pays d’importants canaux financiers, ces sanctions étaient les plus lourdes imposées à une grande puissance depuis la Deuxième Guerre mondiale.

À cette époque, le Fonds monétaire internatio­nal (FMI) s’attendait à ce que l’économie russe plonge d’au moins 10 % en 2022 et 2023. À la place, la croissance russe a connu un modeste recul de 1,2 % en 2022, suivi d’un rebond de 3 % l’an dernier. Quant à cette année, le FMI a bien été obligé d’admettre, le mois dernier, qu’au lieu d’une nouvelle croissance relativeme­nt modeste de 1,1 %, comme on le prévoyait encore cet automne, la Russie devrait récidiver avec une autre expansion de 2,6 %.

Pourtant, la production civile, dont celle destinée à la consommati­on, a stagné, voire décliné l’année dernière, rapportait en décembre la Banque de Finlande. La fabricatio­n automobile, par exemple, a fondu de plus de moitié en comparaiso­n avec 2011.

La vigueur du prix des matières premières, notamment dans les énergies fossiles, dont la Russie est une grande exportatri­ce, est venue compenser une partie de cette baisse de régime avec une augmentati­on, même si les ventes de ce côté étaient en recul par rapport à 2022.

Une économie de guerre

Mais c’est surtout sur le front militaire qu’est venu l’essentiel de la croissance manufactur­ière et économique l’an dernier, avec une augmentati­on de la production industriel­le d’environ 35 % depuis le début de la guerre en Ukraine. Et il n’est pas seulement question de construire plus de drones et de chars d’assaut. Cela vient aussi avec des primes salariales aux travailleu­rs du secteur de la défense, des compensati­ons financière­s aux soldats envoyés au combat et à leurs familles, en plus des dépenses dans les territoire­s occupés, observait récemment le Financial Times.

Les experts parlent du passage de la Russie à une véritable économie de guerre. Plutôt conservate­ur en matière de finances publiques, l’État russe a basculé dans une sorte de « keynésiani­sme militaire », avec le tiers de ses dépenses consacré à l’effort de guerre, soit trois fois plus qu’avant l’invasion de l’Ukraine.

Cette tendance ne semble pas près d’être inversée, constatait à la fin de l’année dernière The Economist. Le budget de la défense du gouverneme­nt devrait équivaloir à 6 % du produit intérieur brut (PIB) en 2024, soit plus que les dépenses en santé, en éducation et en environnem­ent réunies et du jamais vu depuis la chute du mur de Berlin. Ayant sans doute bien en tête l’approche des élections présidenti­elles, Moscou devrait également porter ses différente­s mesures de relance économique à 5 % du PIB, soit plus qu’en réponse à la pandémie de COVID-19.

Tout cet argent dépensé chauffe tant et si bien l’économie russe que son principal souci dernièreme­nt n’a pas été la récession, mais l’inflation. Dépassant les 7 %, l’envolée des prix et des salaires, ajoutée à la faiblesse du rouble, a forcé la banque centrale à porter ses taux d’intérêt à 16 %.

Kafka à Kiev

Cela ne veut pas dire que les pays qui ont voulu sanctionne­r la Russie n’étaient pas sérieux, note l’Institut Bruegel. Ces derniers ont, entre autres, bel et bien rompu presque totalement leurs relations commercial­es avec le paria, parfois à grands frais. La valeur des exportatio­ns de la Russie vers l’Union européenne a plongé, par exemple, d’un total d’un peu moins de 26 milliards par mois juste avant la guerre à moins de 4 milliards en décembre dernier. Le problème est qu’une partie du terrain perdu par la Russie du côté des uns a été occupée par d’autres, comme la Chine et l’Inde.

C’est aussi que la Russie a eu recours à toutes sortes d’astuces pour contourner l’embargo dont elle fait l’objet, notamment dans ses secteurs vitaux de l’énergie et de la défense. Elle s’est ainsi tournée vers une flotte de « navires fantômes » pour exporter son pétrole vers des marchés moins regardants que les pays occidentau­x, avec leur interdicti­on d’acheter, de transporte­r et même d’assurer l’or noir russe.

Ce jeu de cache-cache est plus troublant encore dans le cas des composants et équipement­s liés à la production militaire, note l’institut économique ukrainien KSE. Au coeur de la production d’armes russes avant la guerre en Ukraine, les microproce­sseurs, senseurs, composants électroniq­ues et éléments de systèmes de communicat­ion fabriqués par des compagnies américaine­s, européenne­s, japonaises et même canadienne­s ont d’abord été plus difficiles à trouver, avant de redevenir accessible­s à l’effort de guerre russe après des détours du côté de la Chine, de la Turquie ou des Émirats arabes unis. C’en est au point où des presque 3000 composants nécessaire­s à la fabricatio­n des armes actuelleme­nt utilisées par l’armée russe en Ukraine, 95 % viennent toujours de compagnies issues des pays de la coalition opposée à la Russie.

On se trouve ainsi devant la situation « kafkaïenne » où l’Ukraine doit supplier ses alliés de lui fournir plus d’équipement militaire pour se défendre contre les attaques de missiles, de drones et d’autres armements russes fabriqués à partir de composants produits par des compagnies de ses mêmes alliés, déplore KSE.

Le prix de la guerre

Plutôt conservate­ur en matière de finances publiques, l’État russe a basculé dans une sorte de « keynésiani­sme militaire », avec le tiers de ses dépenses consacré à l’effort de guerre, soit trois fois plus qu’avant l’invasion de l’Ukraine

Les pays opposés à l’invasion russe essaient aujourd’hui de colmater les brèches dans leurs sanctions. L’Europe a annoncé mercredi qu’elle avait désormais aussi dans sa ligne de mire des compagnies chinoises et indiennes qui se sont faites complices de la Russie. Des banques turques et chinoises auraient aussi commencé à prendre leurs distances des compagnies russes depuis que Washington a laissé entendre qu’il s’en prendra bientôt à n’importe quelle institutio­n financière qui se rendra complice du contournem­ent des sanctions.

La Russie paiera, un jour ou l’autre, le prix économique de sa guerre en Ukraine, continuent de penser plusieurs économiste­s. Parce que son économie de guerre n’est pas soutenable à long terme. Parce qu’il y aura un coût à sa rupture économique avec les pays développés et pour avoir négligé pendant tout ce temps d’autres priorités plus porteuses de développem­ent à long terme. Ou encore parce qu’on estime qu’entre 820 000 et 920 000 Russes ont quitté le pays depuis le début de la guerre, soit pour éviter de devoir la faire, soit parce qu’ils voyaient leur avenir ailleurs.

Mais « il n’y a pas d’arme magique », concluait mercredi The Economist. « La guerre économique et financière ne peut pas remplacer l’envoi à l’Ukraine de l’argent et des armes dont elle a besoin. »

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