Le Devoir

Au royaume du bro

Testostéro­ne et bains de glace chez les Spartiates

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com

Les apparences sont souvent trompeuses ; je ne les suis pas sur Instagram pour admirer leur chess d’Apollon poilu sculpté comme une plaquette de chocolat. Le secret de leur Caramilk, peu me chaut. Mais depuis un an, par pure curiosité anthropolo­gique (hum !), je me suis abonnée à certains comptes de jeunes motivateur­s québécois ou américains. Ils se prennent pour des pirates en mangeant du steak de bison saignant ou des huîtres crues, le nombril au vent sur une plage, ou se plongent dans un bain de glace dans leur bac à recyclage avec un casque de gladiateur sur la tête.

C’est inspirant, j’imagine, pour qui n’a jamais vu Ben-Hur en reprise le week-end de Pâques. En tout cas, ils ont beaucoup d’avenir comme figurants quand Denis Villeneuve lâchera les tempêtes de pit de sable pour se consacrer aux péplums.

Cela dit, le phénomène est assez important pour qu’on les prenne au sérieux. Ces gars-là sont nos preux chevaliers modernes, pas le genre à nettoyer les chiottes publiques dans le dernier film de Wenders.

Ce sont des légionnair­es au royaume du bro qui torpillent leur audience au mot « testostéro­ne », brandissen­t des drapeaux avec des têtes de mort ou le trident de Neptune et donnent des leçons d’endurance, de discipline et de performanc­e en poussant de la fonte ou en se ratatinant les testicules dans l’eau glacée.

La muscu est une drogue en soi. Hors de « la masse », du muscle et de la volonté, point de salut. C’est la revanche du beauf, du recalé de la K-pop et du bro tatoué pur sang. Et leur bromance de gym, « spottant », ahanant, expiant, luisants et souffrants derrière un circuit de fer, s’inscrit dans une remarquabl­e métaphore judéo-chrétienne d’un chemin de croix mille fois parcouru. Ils sont les apôtres d’une religion à seringue.

Adonis de gym

Le film Adonis, diffusé à Télé-Québec cette semaine, nous fait faire un tour d’horizon musclé de leur univers amplifié par la culture de l’image. Les stéroïdes anabolisan­ts (substances synthétiqu­es semblables à la « test ») les rendent plus « cut », mais aussi plus à risque de crimes violents. Andrew Tate — accusé de viol et de trafic humain — et sa misogynie transpiren­t à travers leurs propos du genre « tous les présidents sont des hommes » ou « un homme va prendre de meilleures décisions ».

Dans son récent essai Éloge des petites bites. Pour en finir avec la dictature viriliste, l’écrivaine Octavie Delvaux (une figure connue de la littératur­e érotique en France) mentionne : « Le patriarcat ne soumet pas que les femmes, il soumet tous ceux qui n’entrent pas dans le cadre du mâle alpha viril façonné par l’histoire. Pendant des siècles, on a poussé les hommes à se construire en opposition avec les femmes, mais aussi en opposition avec les autres hommes : les plus faibles, les moins musclés, les plus efféminés… »

On fera l’éloge des petites bites une autre fois, si vous le voulez bien.

Dans l’essai La fabrique du muscle (L’échappée, 2022), Guillaume Vallet, un prof en sciences économique­s, établit un lien entre cette fabricatio­n du corps et le capitalism­e. « Comme pour tout processus de croissance économique, le but est d’accroître la quantité de matière […]. En particulie­r à l’heure des réseaux sociaux, où la matière du corps produit est consommée à travers sa mise en scène dans les interactio­ns virtuelles. »

L’auteur nous explique « le mythe de la croissance économique ». « Appliquée au corps, cette logique conduit à envisager la nutrition et la supplément­ation comme des inputs de matière permettant de construire une nouvelle matière comme output, c’est-à-dire le corps. » Les adeptes avalent jusqu’à neuf repas par jour, 6000 calories, 600 grammes de protéines, etc. On prend de la « masse », on « beef up ».

L’auteur évoque un sentiment de maîtrise, de sécurité et d’efficacité. Les miroirs du gym deviennent le reflet de la douleur générée dans la sueur. « Je souffre, donc je suis. »

Une milice populaire

Si tout cela n’était que du pipeau sur TikTok, passe encore. Mais transposé dans un monde en crise où des camionneur­s peuvent bloquer une capitale (Ottawa, 2022) et des fermiers paralyser des autoroutes (l’Europe, en ce moment), dans un pays où il y a davantage d’armes en circulatio­n que de citoyens qui vont voter (nos voisins du Sud) et où des Vikings de bédé peuvent assaillir le Capitole encouragés par leur commander-in-chief (janvier 2021), il y a lieu de s’inquiéter des codes auxquels adhèrent le « crew » (équipage) comme ceux qui suivent Taylor Morgan. Cet ex-« marine » est devenu coach de vie au sens large, adepte des bains de glace, de la muscu et de la testostéro­ne. Une milice populaire est disponible à un clic de pouce.*

Dans son excellent essai Le mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes, la philosophe Olivia Gazalé fait plusieurs rapprochem­ents entre les vertus morales des soldats et ces haltérophi­les assidus : « Se dessine alors le portrait d’un homme nouveau, tenant à la fois du saint et du guerrier : l’athlète, qui, selon les mots de Coubertin, “exalte sa patrie, sa race et son drapeau”. »

Elle consacre un chapitre à « la dérive fasciste du modèle guerrier », après la Première Guerre mondiale, associée à cette idéologie où naissent « des milices paramilita­ires et autres mouvements de jeunesse d’extrême droite, qui ressuscite­nt l’éthos guerrier en allant étouffer les révoltes des travailleu­rs. Le culte païen du muscle, de la dureté et de la force est mis au service d’une idéologie politique révolution­naire, voire d’une nouvelle religion, aussi idolâtre que vindicativ­e ». On parle de « carapace », « d’armure musculaire » et d’éliminer les êtres inférieurs.

Ce boys’ club en « wife beater » (débardeur) trouve sa puissance dans une complicité tacite, celle des bros de gym qui partagent leur « bro science ». « Seul, on n’est rien, ensemble, on est invincible, poursuit Olivia Gazalé […] La discipline et le dressage par l’exercice physique ne viseraient pas tant à cultiver la puissance qu’à refouler le sentiment d’impuissanc­e et de morcelleme­nt du moi. »

La philosophe conclut que le mythe viriliste du surhomme conduit à la déshumanis­ation.

Mieux vaut ne pas être trop paranos…

Cette méritocrat­ie valorise l’investisse­ment dans et par le corps comme nouvelle philosophi­e de vie, source d’une certaine justice sociale

consacrant le dur labeur

LA FABRIQUE DU MUSCLE, GUILLAUME VALLET

Dans une société moderne où il n’est plus nécessaire d’affronter des tigres à dents de sabre ou des mammouths pour se nourrir, comment exprimer sa virilité ?

ÉLOGE DES PETITES BITES. POUR EN FINIR AVEC LA DICTATURE VIRILISTE, OCTAVIE DELVAUX

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UNSPLASH Un Spartiate des temps modernes en « wife beater » se livrant à ses activités de renforceme­nt de la virilité

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