Exécution à la machine
Cygnes noirs aborde habilement des thèmes actuels et cruciaux
Depuis 2017, le Théâtre à l’eau froide se passionne pour les dramaturgies contemporaines. Après la Catalogne (Buffles, Le principe d’Archimède et Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles) et l’Argentine (Les Coleman-Millaire-FortinCampbell), la compagnie nous entraîne ces jours-ci du côté de l’Allemagne avec Cygnes noirs. Traduite et adaptée (à la réalité québécoise) par Laurie Léveillé, la pièce de Christina Kettering est mise en scène par Daniel D’Amours et présentée dans la salle intime du théâtre Prospero.
Il est d’abord question de la relation complexe qu’entretiennent deux soeurs. L’aînée, interprétée par Mélanie Pilon, est la figure dominante, toujours en contrôle. La cadette, campée par Kariane Héroux-Danis, est plus fragile, toujours sur le point de craquer. Quelques retours dans leur enfance nous permettent de comprendre la nature bancale, mais tout de même fondamentale, de ce qui unit les deux soeurs. Quand leur mère, en perte d’autonomie, emménage chez la cadette, cette dernière voit sa santé mentale vaciller. Afin d’alléger le quotidien de sa soeur, l’aînée, pragmatique, lui fait tout bonnement cadeau d’un robot humanoïde spécialement programmé pour s’occuper de leur mère. D’abord émerveillée par la prodigieuse efficacité de sa nouvelle aide-ménagère connectée, la cadette ne tardera pas à déchanter.
En s’appuyant sur une forme dramatique assez conventionnelle, la relation conflictuelle entre deux soeurs, un faceà-face auquel les comédiennes insufflent néanmoins beaucoup de conviction, la pièce aborde des questions éthiques actuelles de manière admirablement concrète. À propos du vieillissement de la population, des soins de fin de vie, de l’aide médicale à mourir et de la montée en force de l’intelligence artificielle, vous quitterez la salle avec des questions à revendre. C’est un tête-à-tête avec soi-même, un rendez-vous avec sa propre conscience, mais aussi un appel à discuter tous ensemble de ces sujets cruciaux. Le plus grand défi posé à notre espèce par l’intelligence artificielle pourrait bien être de redéfinir en profondeur ce qu’est l’humanité. À cette vaste réflexion, la pièce de Christina Kettering nous incite franchement.
La mise en scène de Daniel D’Amours apporte au drame familial et au débat de société des contrepoints irrésistibles, des ruptures de ton qui oxygènent la représentation, de judicieuses transitions qui sont soutenues par une riche conception sonore (Antoine Bédard). Tirant habilement profit d’un espace exigu, notamment en adoptant une configuration trifrontale, Patrice CharbonneauBrunelle (scénographie), Claire Seyller (éclairages) et Laura-Rose R. Grenier (vidéo) offrent au spectacle un écrin ravissant et ingénieux. Pour achever de mettre le feu aux poudres, on peut compter sur les troublantes chorégraphies imaginées et en bonne partie exécutées par Charles Cardin-Bourbeau, qui incarne, avec masque, perruque et plastron en silicone, un androïde d’autant plus inquiétant qu’il semble provenir d’un avenir imminent.
Cygnes noirs
Texte : Christina Kettering. Traduction et adaptation : Laurie Léveillé. Mise en scène : Daniel D’Amours. Une production du Théâtre à l’eau froide. Dans la salle intime du théâtre Prospero jusqu’au 14 mars.