Le Devoir

Comment assurer la survie des langues autochtone­s au Canada ?

Malgré une baisse de locuteurs constante, il reste de l’espoir pour faire vivre ces langues « endormies »

- SARAH BOUMEDDA

Une langue est en danger si elle n’est plus transmise aux enfants

MARIE-ODILE JUNKER

Selon le dernier recensemen­t de Statistiqu­e Canada (2021), les langues autochtone­s du pays réunissent un peu plus de 243 000 locuteurs, et ce nombre ne cesse de diminuer au fil des années. Mais derrière ce portrait inquiétant, des linguistes s’activent pour faire vivre ces langues « endormies ».

Une analyse des données linguistiq­ues du dernier recensemen­t réalisée par Le Devoir montre que le nombre de locuteurs natifs de langues autochtone­s du pays a baissé de près de 24 % entre 2016 et 2021. La proportion de personnes qui peuvent tenir une conversati­on dans l’une de ces quelque 70 langues a quant à elle reculé d’environ 8 %.

La raison de cette baisse est directemen­t liée à la langue parlée à la maison, explique Sigwan Thivierge, linguiste et professeur­e adjointe à l’Université Concordia, à Montréal. Même si les aînés d’une communauté parlent la langue et tentent de la transmettr­e à leurs enfants et petitsenfa­nts, ceux-ci deviennent souvent des bilingues passifs par manque d’exposition à la langue à l’école comme à la maison.

Plus les années passent durant l’enfance, « plus cette exposition critique diminue », explique la professeur­e. « Donc même si des enfants ont commencé à apprendre leur langue, s’ils ne peuvent pas la parler avec leurs grands-parents, par exemple, ils ne pourront pas passer du stade d’auditeur passif à locuteur. »

Marie-Odile Junker, linguiste et professeur­e à l’Université Carleton, à Ottawa, souligne que l’âge des locuteurs est un élément clé en transmissi­on de langues. « Une langue est en danger si elle n’est plus transmise aux enfants. Vous pouvez avoir une langue où il n’y a pas beaucoup de locuteurs, mais si tout le monde parle aux enfants et que les enfants parlent la langue, elle n’est pas menacée. »

Inversemen­t, même si une langue a de nombreux locuteurs, si ceux-ci sont tous à un âge avancé, « c’est un problème ».

« Parler à nos enfants »

Comment remédier à cette perte de jeunes locuteurs de ces langues ancestrale­s ? « La réponse facile, c’est qu’il faut parler à nos enfants, résume Mme Thivierge. Il faut que la langue soit parlée partout, tout le temps, pour qu’on ne perde pas les connaissan­ces qu’on a toujours. » L’apprentiss­age à l’âge adulte est une piste, certes, mais il est beaucoup plus difficile qu’à la petite enfance, souligne la professeur­e.

« Je suis prête à dire que toutes les communauté­s [au pays], peu importe la nation, font quelque chose pour préserver leur langue », souligne-t-elle. Une grande partie de ce travail passe d’ailleurs par l’éducation.

Marie-Odile Junker travaille depuis plus de 20 ans avec des communauté­s algonquien­nes du pays à la production de ressources grammatica­les et de dictionnai­res en ligne, entre autres, ainsi que d’un atlas linguistiq­ue algonquien répertoria­nt les langues et dialectes de ce groupe linguistiq­ue.

« C’est important pour les gens que leur langue vive sur les moyens technologi­ques et de communicat­ion modernes, explique-t-elle. Ce sont des ressources linguistiq­ues où on documente la langue, et en même temps, elles vont servir de base au développem­ent d’outils pédagogiqu­es. »

Ramener les langues «à la maison»

Pour Sigwan Thivierge, il reste tout de même encore du travail à faire afin de rendre certaines ressources linguistiq­ues accessible­s dans les communauté­s autochtone­s au pays. C’est le coeur de son travail de linguiste, qui se concentre entre autres sur l’anishinaab­emowin dans sa nation natale de Long Point, en Abitibi-Témiscamin­gue.

« Je veux ramener la langue à la maison, illustre-t-elle. Parce qu’on dirait que nos langues ne sont plus les nôtres lorsqu’elles sont étudiées dans un contexte théorique. »

La compréhens­ion de la langue au sein des communauté­s diffère énormément du jargon complexe des grammaires et des études universita­ires. « La langue ne peut être dissociée de son locuteur, comme une personne ne peut être dissociée de sa terre. La terre, c’est nous, c’est la culture, c’est tout. C’est la même chose avec la langue. »

En milieu savant, c’est le contraire : une langue est gouvernée par des règles complèteme­nt indépendan­tes de qui la parle. Ce travail demeure essentiel, car il permet la survie d’une langue au-delà de la préservati­on orale par ses locuteurs.

Combler ce fossé n’est toutefois pas impossible. Sigwan Thivierge soulève l’exemple de la nation Miami, qui vit au sud des Grands Lacs, aux ÉtatsUnis. Même si les derniers locuteurs du miami-illinois se sont éteints dans les années 1960, les efforts de Daryl Baldwin, un linguiste de la nation, et de son collègue David Costa, dès les années 1990, ont permis de relancer la recherche sur la langue, tous deux ayant espoir qu’elle sera à nouveau enseignée au sein de la nation.

Cet exemple vient, selon elle, calmer l’inquiétude selon laquelle les langues autochtone­s du pays pourraient s’éteindre dans les prochaines années. « Quelqu’un pourra toujours aller enseigner à partir d’un livre, d’une grammaire. Il y a toujours de l’espoir. » Elle reprend les mots de David Costa pour décrire la situation : « Nos langues ne sont pas mortes. Elles sont juste endormies. »

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