Le Devoir

Grüss Got Herr Hofer*

Les colonies huttérites des Prairies, entre dialecte tyrolien et haut allemand

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Selon les données les plus récentes de Statistiqu­e Canada, l’allemand est l’une des dix langues non officielle­s et non autochtone­s comptant le plus de locuteurs natifs (près de 275 000 en 2021), et cette étonnante situation s’explique en partie par le travail incessant de Herr Elvin Hofer. M. Hofer enseigne quotidienn­ement cette langue à l’école huttérite de la James Valley Colony dans le sud du Manitoba, à une cinquantai­ne de kilomètres à l’ouest de Winnipeg. L’établissem­ent compte une quarantain­e d’élèves âgés de 5 à 17 ans environ, tous membres de la communauté religieuse germanopho­ne installée dans la région depuis environ un siècle.

L’enseigneme­nt des autres matières se fait en anglais par des enseignant­s qualifiés. La formation à l’allemand précède et suit les classes normales, le matin de 8 h à 9 h, l’aprèsmidi pour une autre heure à partir de 15 h 30. M. Hofer dirige les cours de langue avec trois assistants, dont deux femmes. Les enfants apprennent même la Fraktursch­rift, l’écriture gothique, apparue en même temps que les mouvements anabaptist­es en Europe, au XVIe siècle.

Le professeur John Lehr de l’Université de Winnipeg a passé les dernières décennies à étudier les communauté­s huttérites de l’Ouest. Il explique qu’au début de ses travaux de recherche sur le terrain, dans les années 1970, il pouvait croiser de vieux anabaptist­es ne parlant qu’allemand.

« Ils connaissai­ent à peine quelques mots d’anglais », dit M. Lehr, lui-même arrivé au Canada en 1969 de son Angleterre natale. « J’imaginais arriver dans un pays anglophone et j’ai découvert une grande diversité linguistiq­ue, avec des gens parlant allemand, mais aussi ukrainien, russe, roumain ou français. »

John Lehr est professeur émérite du Départemen­t de géographie. Spécialist­e des migrations, il a cosigné (avec Yossi Katz) Inside the Ark : The Hutterites in Canada and the United States (2012). Il a encore plus étudié la colonisati­on ukrainienn­e dans l’ouest du pays.

« Par contraste, les descendant­s d’Ukrainiens ont moins tendance à parler maintenant la langue de leurs ancêtres, parce qu’ils ne vivent pas en communauté­s fermées. Les huttérites vivent dans des colonies où la langue commune reste leur dialecte allemand. » L’anglais s’infiltre tout de même un peu dans la langue allemande des huttérites, par exemple pour décrire les équipement­s modernes. Ainsi, ils disent « computer ». « Ce sont des gens très high tech d’ailleurs, mais au travail. Dans leur vie quotidienn­e, ils n’ont ni radio ni télé. »

En fait, M. Hofer, comme les autres membres de sa communauté, maîtrise deux types d’allemand. Le premier est un dialecte tyrolien utilisé dans la vie courante. « Dans le Tyrol, vous pouvez entendre des gens qui parlent exactement comme nous-mêmes », dit-il en citant l’exemple d’un de ses amis qui a récemment confirmé cette concordanc­e linguistiq­ue lors d’un voyage en Autriche en se faisant comprendre avec ses Grüss Gott et Wiedershau­n.

À l’église, par contre, M. Hofer et les autres huttérites parlent le haut allemand (Hochdeutsc­h), la langue standard de l’Allemagne et de l’Autriche. C’est cette version qu’il enseigne aux enfants, pour qu’ils puissent à leur tour participer aux rites religieux.

Les livres du rituel et de la théologie sont édités à Altona, une ville de la région à prédominan­ce mennonite, autre branche anabaptist­e, qui parle, elle, au quotidien, une version du bas allemand (le Plautdiets­ch). Les ouvrages sont distribués aussi loin qu’au Mexique.

« On enseigne la Bible et les sermons, explique M. Hofer, qui s’occupe aussi de la petite librairie de son groupe. Le haut allemand est utilisé dans la grande majorité de nos textes religieux. Les textes fondateurs remontent au XVIe siècle. Ils ont été écrits en Moravie par nos aïeux, qui ont beaucoup souffert de persécutio­ns. Nous restons fidèles à ces textes, à cette langue. Un sage a déjà dit que, quand on traduit un texte, on perd 10 ou même 20 % de sa valeur. Nous voulons donc préserver cette valeur, ce sens originel. »

Il propose l’exemple du mot « Gemeinshaf­t », plus puissant que le terme anglais « fellowship » (« très, très faible »), qui rapproche aussi des premières communauté­s de croyants, au début de la chrétienté. Un autre exemple : Gelassenhe­it, concept central de la règle (Ordnung) anabaptist­e, évoquant la sérénité, la plénitude, l’humble soumission, l’abandon aux volontés de Dieu, sans égoïsme et dans le respect de la Gemeinshaf­t. « Il faut dix mots dans une autre langue pour traduire ce que ce seul mot signifie pour nous », dit en terminant Herr Elvin Hofer.

*allemand, se traduit par « Bonjour M. Hofer »

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